« Les pays africains devraient saisir ce moment de crise pour reconstruire des systèmes alimentaires durables »

Alors que la guerre en Ukraine a mis en lumière la vulnérabilité des Etats du continent, Ibrahim Mayaki et Marion Guillou, de la Fondation Afrique-Europe, appellent à investir davantage dans l’agriculture.

Si les premières cargaisons de céréales en provenance d’Ukraine commencent à être livrées sur les marchés grâce à l’accord négocié par l’ONU et la Turquie, le conflit russo-ukrainien a rappelé à quel point le contrôle des approvisionnements alimentaires est un levier géopolitique majeur. Dans ce contexte, « l’autonomie stratégique » est devenue le mantra du jour. Néanmoins, les pays sont confrontés à des options très différentes lorsqu’il s’agit de la mettre en pratique.

Le sujet est crucial en Afrique, où le déficit alimentaire augmente sous l’effet de la forte croissance urbaine, d’une faible productivité agricole, des impacts climatiques croissants et d’investissements limités dans l’agriculture et les systèmes alimentaires. Ce déficit a bondi de 10 % des besoins alimentaires en 1970 à 20-25 % aujourd’hui.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie aggrave encore la situation. Selon les dernières données, plus de 750 millions de personnes vivent dans des pays qui importent entre 50 et 100 % de leurs besoins en céréales d’Ukraine et de Russie. Parmi ces pays, quatorze des plus vulnérables se trouvent en Afrique. En plus d’avoir externalisé leur production céréalière, nombre d’entre eux achètent leurs engrais à l’autre bout du monde – en Russie notamment –, ce qui les a encore davantage fragilisés.

De nombreuses cultures « négligées »

Afin de pouvoir construire en Afrique des systèmes agroalimentaires plus résilients, il convient d’envisager plusieurs mesures, certaines pour tout de suite et d’autres à plus long terme.

Plus d’investissements publics dans le secteur agroalimentaire. Dans le cadre des déclarations de Maputo en 2003, complétées à Malabo en 2014 par le Programme détaillé du développement de l’agriculture en Afrique (PDDAA), les gouvernements africains se sont engagés à consacrer 10 % de leurs dépenses publiques à l’alimentation et à l’agriculture. Pourtant, un bilan établi en 2018 a montré que moins de la moitié des 54 pays africains avaient assorti leurs engagements de ressources. Et la pandémie de Covid-19 a encore resserré le financement public. Cependant, le PDDAA a aidé de nombreux gouvernements à concevoir des stratégies nationales d’investissement agricole et à adopter une approche des systèmes alimentaires, qui doit maintenant être renforcée.

Un élargissement de la protection sociale. La plupart des pays africains disposent désormais de systèmes de soutien aux membres les plus pauvres de la société, sous la forme de filets de sécurité en espèces ou en nature. Le moment est venu d’augmenter ces revenus et de veiller à ce qu’ils puissent répondre aux besoins alimentaires de base grâce à des sources de financement nationales ou internationales.

Plus d’investissements dans la culture de protéines végétales. La nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre associées à l’agriculture peut être satisfaite en ensemençant davantage de terres avec des plantes fixatrices d’azote, comme les lentilles, les pois et les haricots. Ces cultures s’intègrent bien dans les systèmes agricoles mixtes, offrent des fourrages précieux pour les animaux et enrichissent les sols à mesure qu’elles poussent. Elles fournissent également des protéines bon marché pour améliorer les régimes alimentaires et mieux équilibrer l’alimentation humaine.

Un soutien réaffirmé à la production de cultures vivrières locales. Il existe de nombreuses « cultures négligées » en Afrique, telles que le mil, le sorgho, le fonio et le teff. Celles-ci pourraient aider à nourrir les villes s’il y avait plus de recherche pour améliorer les rendements et d’investissement dans les chaînes de commercialisation. Souvent, ces cultures sont bien mieux adaptées aux conditions écologiques locales que le riz et le blé, tout en étant plus nutritives.

Une intégration de l’élevage dans les paysages et les systèmes agricoles. Trop souvent, des conflits sur l’utilisation des terres voient le jour entre pasteurs et cultivateurs. La spécialisation des exploitations agricoles a conduit à séparer les animaux des cultures. Pourtant, les deux font bon ménage, qu’il s’agisse d’animaux broutant dans les chaumes, de bœufs utilisés pour labourer les champs ou de déjections animales fournissant d’excellents nutriments pour les sols.

Un développement de la production d’engrais, notamment organiques. Les prix des engrais chimiques ont augmenté rapidement avant le début de la guerre, entraînés par la hausse des prix du gaz, et ils se situent désormais à deux à trois fois leurs niveaux de 2020. Il existe aujourd’hui des différences considérables dans les niveaux d’utilisation d’engrais, entre la moyenne chinoise de 350 kg/ha et la moyenne africaine de 25 kg/ha. La production d’engrais organiques [dérivés de matière animale et végétale] nécessite donc une attention beaucoup plus grande, car ils sont bien préférables en termes d’émissions de gaz à effet de serre que les engrais minéraux. Mais surtout, les agriculteurs africains ont besoin d’approvisionnements fiables, au bon moment et en quantité suffisante pour gérer la croissance des cultures.

Lutter contre la spéculation

Certaines mesures concernant plus spécifiquement les organisations multilatérales auront un impact direct sur la sécurité alimentaire du continent. Citons par exemple la nécessité d’une meilleure évaluation des réserves alimentaires ou la mise en place d’un système de collecte de données en temps réel sur les marchés afin de lutter contre la spéculation.

Une série d’initiatives ont déjà été lancées pour stimuler la production alimentaire en Afrique, telles que la Mission pour la résilience alimentaire et agricole (FARM), associant l’Union européenne et l’Union africaine, ou l’Alliance mondiale pour la sécurité alimentaire (GAFS) du G7 et de la Banque mondiale. Mais il est indispensable de s’assurer que chaque nouveau projet contribue aux plans déjà existants dans les pays, plus que de les en détourner. Il faut à tout prix éviter que ces initiatives conduisent les décideurs africains à renoncer aux priorités qu’ils se sont déjà fixées.

A court terme, l’espoir repose sur une aide alimentaire d’urgence et sur la reprise des exportations de céréales. Mais quand bien même l’Ukraine parvient à expédier ses récoltes avec succès, les pays africains devraient saisir ce moment de crise pour reconstruire des systèmes alimentaires et agricoles durables qui répondent aux besoins des producteurs et des consommateurs locaux.

Ibrahim Mayaki, ancien secrétaire exécutif de l’Agence de planification et de coordination du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), et Marion Guillou, ancienne présidente-directrice générale de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), sont coprésidents du groupe stratégique pour les systèmes agroalimentaires à la Fondation Afrique-Europe.

 

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