Trafic d'êtres humains : Khartoum - Le Caire, l'axe du mal
Human Rights Watch dénonce la collusion entre les trafiquants et les autorités soudanaises et égyptiennes dans l'un des plus grands scandales humanitaires contemporains. "Parfois ils m'électrocutaient, me brûlaient avec des fers chauds et faisaient dégouliner du caoutchouc et du plastique fondus sur mon dos et mes bras. Ils ont menacé de me couper les doigts avec des ciseaux. [...] Au cours de mes huit mois de détention, j'ai vu mourir six personnes des suites de ces tortures." Ces mots sont ceux d'un Érythréen de 17 ans qui a fui la dictature de son pays au péril de sa vie. En quête d'horizons plus cléments, il a trouvé l'enfer. Enlevé dans l'est du Soudan en août 2011, il a été transféré à des trafiquants bédouins dans le Sinaï, lesquels l'ont torturé jusqu'à ce que sa famille leur verse 13 000 dollars. Ce témoignage n'est qu'un parmi d'autres dans la litanie d'horreurs rapportées par Human Rights Watch (HRW) et par une ONG égyptienne, qui ont interrogé respectivement 37 et 22 réfugiés érythréens. L'organisation américaine de défense des droits de l'homme les a rendues publiques le 11 février dans un rapport intitulé "Je voulais me coucher et mourir" : La traite et la torture d'Érythréens au Soudan et en Égypte". Si l'enlèvement, la torture et le meurtre de réfugiés, pour la plupart érythréens, dans l'est du Soudan et dans le nord de la péninsule égyptienne du Sinaï, à la frontière avec Israël, ont été documentés à maintes reprises par les médias, HRW dévoile aujourd'hui des éléments inédits et accablants pour Khartoum et Le Caire. "Des agents de sécurité soudanais et égyptiens ont facilité les exactions perpétrées par les trafiquants plutôt que de les arrêter et de porter secours à leurs victimes", dénonce-t-elle. Les traficants jouissent d'une impunité presque totale L'organisation a relevé 29 cas de complicité entre les trafiquants et les forces de sécurité locales. Dans l'est du Soudan, où convergent les réfugiés érythréens, des survivants rapportent que "des policiers les ont interceptés près de la frontière, placés arbitrairement en détention et remis aux mains de trafiquants". Les détenus étaient alors rançonnés une première fois par des membres d'une tribu arabe, les Rachaïda, avant d'être convoyés en Égypte. D'autres victimes déclarent que les trafiquants soudanais les ont confiés aux policiers ou militaires égyptiens à la frontière, lesquels les ont ensuite eux-mêmes livrés aux trafiquants égyptiens. Cette collusion se poursuit lors de la traversée du désert jusqu'au Sinaï, malgré les barrages de l'armée. À l'entrée du tunnel sous le canal de Suez, les soldats en poste recevraient entre 1 000 et 2 000 dollars pour laisser passer des camions transportant jusqu'à 80 Subsahariens chacun, soutient HRW. Dans le Sinaï, à la frontière israélienne, deux militaires égyptiens en uniforme ont été vus à plusieurs reprises par des otages dans la villa d'un trafiquant. Un autre survivant raconte : "Certains Érythréens de notre groupe sont parvenus à s'évader. Certains ne sont jamais revenus, mais des soldats ont rattrapé un groupe de cinq personnes une heure après qu'elles se sont échappées et les ont remises au trafiquant qui nous détenait."
"L'Égypte et le Soudan laissent aux responsables de la sécurité présumés corrompus les coudées franches pour travailler avec les trafiquants", déplore Gerry Simpson, chercheur principal du programme des réfugiés de HRW et auteur du rapport. De fait, les trafiquants jouissent d'une impunité presque totale. Fin 2013, le Soudan avait engagé des poursuites contre quatre responsables de la police. Mais, en Égypte, aucun membre des forces de sécurité n'a été inquiété. Le Caire et Khartoum violent non seulement leurs propres lois, mais aussi les obligations qui leur incombent aux termes de la convention des Nations unies contre la torture. Quant aux trafiquants, seul un complice va être jugé en Égypte, tandis qu'au Soudan les autorités ont ouvert 14 dossiers les impliquant. Une broutille quand on pense aux centaines de personnes impliquées dans le trafic. "Le temps où l'Égypte et le Soudan pouvaient pratiquer la politique de l'autruche est largement révolu. Le moment est venu pour ces pays de prendre des mesures concrètes afin de mettre fin à ces effroyables violences", ajoute Simpson. L'ONG appelle désormais Le Caire à tirer parti de la vaste opération militaire en cours contre les islamistes dans le Sinaï pour faire cesser cette traite. C'est en effet l'anarchie régnant dans la péninsule qui a permis à cette crise de perdurer. Au début, en 2007, des réfugiés et migrants subsahariens avaient pu gagner Israël grâce à des Bédouins du Sinaï qui se chargeaient de leur faire traverser la frontière contre rétribution. Mais ces passeurs ont compris qu'ils pouvaient dégager davantage de bénéfices en rançonnant les migrants. Depuis 2010 et les mesures draconiennes prises par l'État hébreu contre les clandestins, le flot migratoire a diminué. Il s'est même tari en 2013 avec l'achèvement du mur le long de la frontière israélo-égyptienne. Aujourd'hui, les otages du Sinaï sont uniquement des personnes enlevées au Soudan et non plus des migrants en route pour Israël. À ce jour, aucune personne liée à ce trafic n'a été condamnée, ni au Soudan, ni en Égypte, ni, a fortiori, en Érythrée. Pourtant, des enquêteurs du Groupe de contrôle de l'ONU sur la Somalie et l'Érythrée ont établi dans plusieurs rapports que des personnalités importantes des services de sécurité soudanais et égyptiens étaient impliquées dans le trafic et révélé que des rançons avaient été versées "directement à des représentants des autorités érythréennes".