À 91 ans, Hélène Carrère d’Encausse dirige d’une main de fer l’Académie française. Elle a imposé « la » Covid sans consulter les Académiciens. La fronde gronde dans la vénérable institution où plusieurs voix s’élèvent pour réclamer des changements radicaux. Enquête sur une institution confinée.
« Immortel et Perpétuel », me dit-elle – au masculin. À 91 ans, « le » Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse, se porte comme un cœur. Lorsque je la rencontre, le 20 octobre, dans son appartement majestueux du quai de Conti, je m’attends à trouver « Notre dame supérieure », « la tsarine », « la douairière qui hume son Lapsang Souchong », la « duchesse acariâtre et réactionnaire », « Michèle Strogoffe » ou la « vieille rombière » caricaturée par tant d’écrivains, de nombreux journalistes et jusqu’à des Académiciens ! Dynamique, sympathique, tirée à quatre épingles, séduisante aussi, Hélène Carrère d’Encausse ne colle pas au portrait mesquin qu’on fait souvent d’elle. Elle a du chien. Je suis immédiatement sous le charme de la légende.
Sans chichi et sans Lapsang Souchong, l’Académicienne capitale n’est obsédée ni par la distanciation « sociale », ni par le gel hydroalcoolique. Elle déteste le mot « présentiel », mais elle aime les rencontres physiques et « en personne ». Elle me propose de retirer mon masque, qu’elle ne porte pas en toute imprudence. « La » Covid ne passera pas par ici, semble-t-elle dire. Je garde mes distances.
Il y a un autre paradoxe : celle qui refuse aveuglément, et depuis si longtemps, la féminisation du langage, gardienne sectaire de tous les temples machistes, est aujourd’hui moquée pour avoir féminisé « la » Covid. Une double erreur – et une bataille de mots qu’elle est en train de perdre.
« Et voilà qu’elle nous sort la Covid »
« La Covid, c’est une question de vocabulaire. Ça fait partie des choses sur lesquelles le service du dictionnaire [de l’Académie française] a travaillé pendant le confinement. C’est un acronyme. L’Académie française a pour fonction de définir un terme français pour tous les termes techniques ou scientifiques. Un acronyme : il faut que les gens sachent ce qu’il y a dedans… Les gens de toute façon ne savent pas ce qu’est un acronyme, premièrement, et deuxièmement, ça ne les intéresse pas de savoir ce qu’il y a derrière. Mais nous, la logique, c’est de savoir ce que c’est. On l’a décomposé et il est clair que c’est Corona-Virus-Disease, la maladie du virus de la couronne, parce que c’est un acronyme anglais. “Disease”, c’est-à-dire “la maladie”, est féminin en français. Donc il était logique de dire “la” Covid. Je dirais que [l’usage] s’implante ou pas, mais il y a beaucoup de gens qui l’adoptent tout de même » m’explique Hélène Carrère d’Encausse.
Pour la linguiste, agrégée d’anglais et spécialiste du langage Julie Neveux, qui vient de publier Je parle comme je suis : « Ce raisonnement est tout sauf logique : il est tiré par les cheveux ! Il faudrait donc employer le genre que le mot-tête de l’acronyme, mot employé en anglais, aurait en français, s’il était traduit ! Si c’est bien ce que l’on fait souvent, spontanément, comme pour la CIA (agence est féminin) ou le FBI (bureau est masculin), ce n’est pas ce qu’on fait pour « le » laser (nom tête, amplification) et « le » radar (nom tête, détection). Alors, si toute une population est déjà en train de dire « le covid », c’est encore plus illogique de lui asséner une « règle » aussi branlante. Au Canada francophone, ils disent « la covid’ car leurs autorités linguistiques sont plus réactives, et plus suivies.»
Pédagogue certes, bravache aussi, je sens que Madame le Secrétaire perpétuel est fière d’avoir lancé ce défi insolent pour que 68 millions de Français adoptent le mot au féminin qu’elle a choisi. « C’est bien la première fois qu’elle se soucie de la féminisation du langage ! », s’étrangle un Académicien qui ne la porte pas dans son cœur.

Plus distant de la Coupole depuis son exil en montagne, Jean-Christophe Rufin, un Académicien nomade, semble tout aussi énervé par le choix de Carrère d’Encausse : « Je trouve “la” Covid ridicule. C’est une mauvaise traduction de l’anglais. Les gens doivent faire ce qu’ils veulent. On fait un dictionnaire d’usage. Seul l’usage compte. Je n’utilise jamais “la” Covid. Ça m’énerve ».
D’autres Académiciens me signalent que le mot « disease » en anglais a été mal interprété à dessein. Il s’agit certes de « la » maladie, au féminin, mais on aurait pu aussi bien choisir le mot « mal », qui est masculin. Un linguiste : « Les agrégés de Mme Carrère d’Encausse sont complètement idéologisés et des anti-américains primaires à visage bolchévique. Ils ont utilisé un dictionnaire pour faux débutant ; il leur aurait suffi de consulter le Robert & Collins en deux tomes. Ils auraient pu privilégier la traduction par le mot “mal” qui est masculin. Dans The American Heritage, on voit bien que le mot “disease” vient du vieux français “aise”, “mal-être”, “ne pas être à l’aise”, et c’est aussi masculin ! ».

Danièle Sallenave se montre plus fair play avec les jeunes agrégés du Secrétaire perpétuel, mais reconnaît une erreur : « Les agrégés font un travail remarquable. Il est exact cependant que comme en anglais il n’y a pas de genre, le mot “disease” n’est pas plus masculin que féminin. On aurait pu dire le Covid sans difficulté, et d’ailleurs, moi-même, je n’arrive pas à dire la Covid ».
Surtout, les Français parlent indistinctement du mot « coronavirus » et du « covid ». Le premier étant masculin (à cause du suffixe « virus »), il est difficile de mettre le second au féminin.
« Le service du dictionnaire, qui a fonctionné pendant le confinement, comprend vingt agrégés. Des gens éblouissants », réplique Mme Carrère d’Encausse. Ce faisant, le Secrétaire perpétuel avoue à demi-mot une réalité qui fait aujourd’hui débat parmi la dizaine d’Académiciens que j’ai interrogés. « Je n’étais pas là pour la séance où la Covid a été discutée », me précise Jean-Christophe Rufin. Il n’est pas le seul. Il semble que très peu d’Académiciens ont été consultés sur ce mot. Et pour cause : il n’y a jamais eu de séance sur le sujet ; ils étaient tous confinés.

« A l’Académie française, on s’est tous immédiatement confinés, on a tout arrêté », précise Angelo Rinaldi, autre Académicien. Plus de sept Académiciens étant déjà décédés, sept sièges étant à pourvoir dans l’hémicycle (François Sureau vient d’être élu ce mois-ci), il n’était pas question de prendre des risques. « Que ce soit “le” ou “la” Covid, si la chose avait pénétré sous la Coupole, ça aurait été un carnage, comme dans un EPHAD », ironise un autre Académicien.
La décision sur la féminisation de « la » Covid a donc été prise par Mme Carrère d’Encausse seule, en majesté, « à la soviétique », sans que les Académiciens ne soient invités à en discuter. « Elle décide de tout avec ses agrégés », ironise un Académicien qui conteste l’autoritarisme et le peu de démocratie « du » Secrétaire perpétuel.
Le fait que le genre du mot « covid » n’ait pas été soumis à la décision des Académiciens, et pas même à la Commission du dictionnaire, suscite beaucoup de critiques. « Il est tout à fait inadmissible que, comme pour “le” ou “la” Covid, Hélène Carrère d’Encausse décide seule sans consulter les Académiciens. Il faut qu’on vote. Il n’est pas possible de continuer ainsi » prévient une Académicienne en colère.
Théoriquement pourtant, Carrère d’Encausse n’a pas de voix prépondérante. Mais tout le monde sait que cette femme politique « pilote » le petit groupe de ses partisans qui votent systématiquement en sa faveur. Pour « la » Covid, elle n’a même pas pris soin de les consulter par téléphone.
Plusieurs voix s’élèvent d’ailleurs contre le travail des « agrégés » parmi lesquels le sectarisme linguistique et l’ultra-conservatisme primeraient, sinon quelque accointance avec la droite catholique la plus rigide. « C’est une confrérie dans la compagnie : une petite coterie réactionnaire », me dit-on. « C’est notre caricature », me dit un autre Académicien. Beaucoup se sentent infantilisés par ces agrégés qui décident de tout et attendent juste que les Immortels, qu’ils manipulent éhontément, approuvent leurs décisions.
Lorsque je l’interroge sur le fonctionnement de l’institution, Mme Carrère d’Encausse me dit que « l’Académie française ne reçoit aucune subvention. Nous vivons seulement de l’argent de nos fondations ». Elle oublie de dire que les « agrégés » sont justement des professeurs détachés par le ministère de l’Éducation nationale…
Aujourd’hui, après avoir hésité, le journal Le Monde utilise généralement « le » Covid, comme la plupart des grands médias. Le président Macron parle « de la crise du Covid », tant des formules comme « la crise de la Covid » ou « au temps de la Covid » l’isolerait de l’opinion. Les ministres basculent dans le même sens pour éviter d’apparaître parisiens et élitistes et la RATP a rétabli ses messages contre « le » Covid 19.
La bataille tentée par Mme Carrère d’Encausse, à coups d’arguties linguistiques tirées par les cheveux, est en passe d’être perdue. « Elle a un grand talent pour défendre la langue française en la faisant haïr », me dit un homme qui la connaît bien. Faute de s’être souciée de l’usage, comme l’aurait fait le linguiste et lexicographe du Robert, Alain Rey, qui vient de disparaître, l’Académie n’est plus prise au sérieux. « Qu’est-ce qui lui a pris : elle n’a jamais voulu féminiser les mots et voilà qu’elle nous sort “la” Covid », s’étrangle un autre Académicien.
« Alain Rey, lui, pourfendait les puristes de la langue ; il a toute sa vie expliqué que la langue française était en réalité un créole, né du latin parlé, et définie dès ses origines par un métissage important entre le latin, le celte et le francique (langue germanique). On est loin de cette langue pure, de cette « pureté » décrite comme devant être « maintenue » dans les statuts de l’Académie française de 1635. Mme Carrère d’Encausse semble vouloir préserver la langue française au formol dans un bocal poussiéreux, à l’abri de toutes les impuretés de la vie», réagit la linguiste, maîtresse de conférences à Sorbonne-Université et autrice Julie Neveux.
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