La réaction épidermique de la présidence congolaise, le mois dernier, aux visites de l’homme d’affaires biélorusse Alexander Zingman dans le pays, trouve sa source dans un autre épisode, resté largement secret : les trois voyages effectués à Kinshasa sans raison apparente par Yossi Cohen, le chef du Mossad, les renseignements extérieurs israéliens.
Durant ses douze jours de détention à Kinshasa, fin mars, l’homme d’affaires biélorusse Alexander Zingman a été longuement interrogé sur les liens qu’il entretient avec l’ancien président Joseph Kabila par les fonctionnaires de l’Agence nationale de renseignement congolaise mais également par les diplomates qui ont pu lui rendre visite. Derrière ces questions, une crainte lancinante du chef de l’Etat congolais Félix Tshisekedi : celle que son prédécesseur s’associe avec des opérateurs étrangers pour le renverser. Officiellement actif dans les machines agricoles, Zingman est en effet proche de plusieurs hommes d’affaires israéliens qui, eux, exercent dans la sécurité.
Les soupçons de Félix Tshisekedi ont pris corps il y a deux ans, à l’occasion d’un épisode jamais détaillé à ce jour : trois visites effectuées, en moins de six mois, par le chef du Mossad Yossi Cohen à Kinshasa pour rencontrer Joseph Kabila. A chaque déplacement, le directeur du renseignement extérieur israélien a également rencontré le diamantaire Dan Gertler, très proche de l’ancien chef de l’Etat congolais. Le 19 mars, l’agence Bloomberg a révélé l’existence de deux de ces voyages, sans en indiquer les dates ni le détail.
Visite impromptue
Le premier voyage de Yossi Cohen a eu lieu en juin 2019, mais Félix Tshisekedi n’en a découvert que bien plus tard le véritable but. Il a simplement eu la surprise d’être sollicité pour une audience par le chef du Mossad. Celui-ci s’est présenté le jour même, dans le bureau du chef de l’Etat à la Cité de l’Union africaine, qui fait office de palais présidentiel. Le chef du renseignement extérieur israélien était accompagné de Dan Gertler.
S’attendant à être entretenu de projet de coopération ultrasecret, voire de mission clandestine en cours dans son pays, le président congolais s’est trouvé quelque peu perplexe quand la discussion avec Yossi Cohen, quoique courtoise, est restée extrêmement générale. Le directeur du Mossad a cependant bien pris soin de mettre Gertler en avant. Le diamantaire avait été frappé un an plus tôt de sanctions par le Trésor américain et traité avec la plus extrême défiance par le président congolais à cause de sa proximité avec Kabila.
Rencontre surprise
Ce n’est que quatre mois plus tard que Félix Tshisekedi a compris que ce n’était pas lui que le chef du Mossad était venu voir ce jour-là, mais son prédécesseur, et qu’il avait sollicité une audience avec la présidence peu après. Cette prise de conscience a eu lieu dans des conditions particulièrement rocambolesques : le 10 octobre 2019, atterrissant à Kinshasa après un séjour de 48 heures à Goma – l’Antonov qui ramenait son véhicule blindé s’est écrasé une heure plus tard à Sankuru -, le président congolais a été accueilli, dans les salons de l’aéroport de N’Djili par… Yossi Cohen, dont l’avion attendait, sur le tarmac.
Les deux hommes ont, une fois de plus, conféré, mais la discussion étant restée générale, le président a demandé des diligences et compris que Yossi Cohen revenait en réalité de la ferme de Joseph Kabila à Kingakati, à 50 km de Kinshasa, où il avait rencontré l’ancien chef de l’Etat, toujours en compagnie de Dan Gertler.
La prise de conscience a suscité une vive paranoïa chez le président congolais. Yossi Cohen est en effet très proche du premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, au point que ce dernier a déclaré début mars que, s’il était réélu, il le ferait entrer dans son gouvernement (le mandat de Cohen a la tête du Mossad expire en juin). Quant à Dan Gertler, il est défendu par le même avocat, Boaz Ben Tzurn, que le premier ministre israélien.
Explication de gravures
C’est donc dans un tout autre état d’esprit que Félix Tshisekedi a, une nouvelle fois, accueilli, à sa demande, le chef du Mossad dans son bureau à la présidence le 29 novembre 2019. A l’inverse des deux rencontres précédentes, le président a reçu Yossi Cohen en présence de plusieurs conseillers. Le chef du Mossad était, pour sa part, accompagné de la cheffe de station du Mossad au Kenya, la principale antenne du service dans la région, et d’un autre collaborateur. La discussion a notamment porté sur plusieurs projets de formation d’éléments des services de sécurité et des forces spéciales congolaises en Israël. Puis, à la fin de la réunion, le président congolais a demandé à parler, seul à seul, avec Yossi Cohen.
Durant cet entretien, nettement moins courtois, Félix Tshisekedi a averti le maître-espion israélien qu’il connaissait le détail de ses rencontres avec Kabila et qu’il le soupçonnait d’aider ce dernier à reprendre le pouvoir. Le chef du Mossad, qui a nié tout complot, a ensuite été raccompagné directement à l’aéroport par la sécurité présidentielle et a dû quitter le pays sans pouvoir se rendre dans la ferme de Kabila.
Lobbying ciblé
Malgré cet incident, Yossi Cohen n’a pas rompu ses liens avec l’entrepreneur minier Dan Gertler, si proche de Kabila que certains le considèrent comme le fondé de pouvoir, voire le gestionnaire de fortune de l’ex-président congolais. Comme l’a révélé Bloomberg, le chef du Mossad s’est rendu à Washington durant les dernières semaines de la présidence de Donald Trump, qui a suspendu le 15 janvier, et pour un an, les sanctions qui visaient Gertler. Celles-ci ont toutefois été remises en place par l’administration de Joe Biden le mois dernier.
Africa Intelligence