La famille de Félicien Kabuga, le « financier » présumé du génocide des Tutsi au Rwanda réclame le « déblocage » de leurs avoirs et de ceux de leur père, gelés par la justice

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Expulsé de la Suisse vers la République démocratique du Congo (le Zaïre, à l’époque) en août 1994, Félicien Kabuga, le « financier » présumé du génocide des Tutsi au Rwanda a pu vire des sommes sur le compte de son fils aîné Donatien Nshimyumuremyi. La fortune de Félicien Kabuga, démarrée dans les plantations de thé et alimentée par la prédation des entreprises semi-publiques rwandaises, est estimée à au moins 20 millions de dollars (17 millions d’euros) par la justice internationale.

Les enfants de l’homme d’affaires Félicien Kabuga, qui attend d’être jugé pour crimes contre l’humanité à La Haye, réclament le déblocage de leurs avoirs et de ceux de leur père, gelés par la justice.

Traquer l’argent, bloquer les fonds : c’était l’obsession de l’ancienne procureure du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Carla Del Ponte. La magistrate suisse espérait ainsi faire tomber sa cible numéro un, Félicien Kabuga, le grand argentier du génocide des Tutsi au Rwanda. Il a fallu attendre le 16 mai 2020 pour que le fugitif soit finalement cueilli par la brigade antiterroriste dans un appartement d’Asnières-sur-Seine, en banlieue parisienne. C’est la filature de ses enfants, pendant des mois, qui a conduit les policiers jusqu’à sa planque.

Les dessous de la longue cavale de Félicien Kabuga, « financier » présumé du génocide des Tutsi au Rwanda.

Depuis, Félicien Kabuga attend d’être jugé pour génocide et crimes contre l’humanité à la Haye. Il doit notamment répondre de la création d’un fonds destiné à soutenir l’armée et les milices qui ont massacré entre 800 000 et 1 million de personnes sur les collines rwandaises en 1994. Une audience préliminaire doit se tenir le 6 octobre, qui décidera de la date du procès.

Mais, parallèlement à cette procédure, se joue une autre bataille : depuis mi-avril, six des treize enfants de l’homme d’affaires – ainsi que son ancien gendre et sa sœur – réclament le dégel de leurs comptes en banque et de ceux de leur père, bloqués depuis vingt ans. La fortune de Félicien Kabuga, démarrée dans les plantations de thé et alimentée par la prédation des entreprises semi-publiques rwandaises, est estimée à au moins 20 millions de dollars (17 millions d’euros) par la justice internationale.

Perquisitions et comptes gelés

A La Haye, le procureur du TPIR, Serge Brammertz, s’oppose à la demande des enfants. Il fait valoir que si les avoirs de la famille Kabuga étaient débloqués, ils pourraient permettre d’acheter des témoins et de détruire les preuves du procès. Et si le tribunal ne prévoit aucune réparation pour les victimes des accusés condamnés, le procureur rappelle qu’elles pourraient, dans l’affaire Kabuga, utiliser une éventuelle condamnation de l’ancien notable pour se tourner vers les justices nationales, du Rwanda et d’ailleurs, et obtenir des dédommagements.

Cette bataille a commencé il y a plus de deux décennies. Une première perquisition visant les biens de l’homme d’affaires avait été conduite par la brigade antiterroriste en novembre 1999, dans un appartement du 13e arrondissement de Paris. Des comptes avaient ensuite été gelés en France et en Belgique, à la BNP (aujourd’hui BNP Fortis Bank) ainsi qu’à la Central Bank of Kenya. Une propriété au Kenya, enregistrée au nom de Félicien Kabuga et de son épouse, Joséphine Mukazitoni, décédée en 2017, avait également été saisie.

Les recours intentés par les proches depuis des années devant les justices de Nairobi, Bruxelles et Paris ont tous échoué. A chaque fois, la famille s’est vue rétorquer que les autorités avaient agi dans le cadre de leurs obligations de coopération avec la justice internationale.

Dans leur requête d’avril, les enfants Kabuga assurent que les sommes déposées sur les comptes gelés ne proviennent pas de source criminelle. L’aîné de la fratrie, Donatien Nshimyumuremyi, déclare avoir reçu les fonds de son père en août 1994. Félicien Kabuga avait fui le Rwanda et rejoint la Suisse en juin 1994, espérant y obtenir l’asile. Expulsé vers la République démocratique du Congo (le Zaïre, à l’époque), l’homme d’affaires avait pu, avec son escorte policière, faire une halte au comptoir de l’UBS à Genève et virer les sommes sur le compte de son fils aîné. Ces fonds n’ont pas été transférés « dans l’intention de les dissimuler au TPIR », soutient M. Nshimyumuremyi dans sa requête au tribunal, en faisant valoir que le TPIR n’a été établi, par l’ONU, qu’en novembre de cette année-là, et que Félicien Kabuga a été inculpé trois ans plus tard.

Course après le temps

« C’était un cadeau de mon père, qui avait accumulé ces fonds au cours de sa carrière », assure-t-il. Les fonds auraient permis d’acheter une résidence pour l’épouse de M. Kabuga et la famille. Une partie est aussi transférée à ses frères. Quant aux comptes conjoints ouverts par le couple en France et au Kenya, M. Nshimyumuremyi affirme que « ces fonds provenaient des bénéfices de l’entreprise que [son] père et sa femme exploitaient ».

Le procureur Brammertz refuse aussi de restituer, avant la clôture de l’affaire, les biens saisis lors de l’arrestation de Félicien Kabuga le 16 mai 2020. Ce jour-là, les appartements parisiens de deux des enfants avaient été perquisitionnés. Les policiers y ont notamment récupéré 15 téléphones portables, 2 cartes SIM, 8 ordinateurs et tablettes, 32 lecteurs externes et 18 cassettes vidéo.

S’ils étaient débloqués, les fonds pourraient aussi servir à régler les honoraires de l’avocat de l’homme d’affaires, Emmanuel Altit. Félicien Kabuga est considéré indigent et son conseil est payé par le tribunal. Or, l’accusé pourrait avoir à rembourser l’addition, a expliqué le greffier en juillet. Depuis, Félicien Kabuga, qui ne s’entend plus avec son avocat, réclame sa révocation. Il souhaite désigner à la place l’Américain Peter Robinson. Les juges s’y sont jusqu’ici opposés. Le tribunal court après le temps pour juger un accusé de 87 ans, à la santé passablement dégradée. Il a été jusqu’ici impossible de le transférer vers l’antenne rwandaise du TPIR à Arusha, en Tanzanie, où il aurait dû être jugé. Un changement d’avocat ralentirait sûrement l’avancée du dossier.

Stéphanie Maupas(La Haye)

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