L’état d’urgence : la cacophonie d’une Constitution (Par Prof. Célestin Kabuya-Lumuna Sando)

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L’état d’urgence proclamé par le chef de l’Etat le 24 mars 2020, amène des questions et des réflexions  sur la nature de l’urgence, sur la procédure, et sur les modalités de l’urgence.

Je situe ces questions et ces réflexions dans le double contexte d’une circonstance de type non défini dans la Constitution, la pandémie du coronavirus, et d’un régime de cohabitation-coalition dans le fonctionnement de nos Institutions politiques. Ces deux situations exceptionnelles et inattendues nous permettent de mieux identifier certaines failles et lacunes de notre Constitution.

En essayant de concilier et de comprendre les principaux articles de la Constitution qui concernent l’état d’urgence, 85, 86, 119, 144, 145, je nourris la ferme  conviction que  cette Constitution mérite  de subir  quelques modifications.

La terminologie et la nature de l’urgence

Cette Constitution prévoit effectivement l’état d’urgence. L’article 85 le définit comme suit : « lorsque des circonstances graves menacent, d’une manière immédiate, l’indépendance ou l’intégrité du territoire national ou qu’elles provoquent l’interruption du fonctionnement régulier des institutions, le Président de la République proclame l’état d’urgence etc. »

Observons que les circonstances invoquées sont graves et menacent deux piliers de l’espace politique : les Institutions étatiques et le territoire.  En considérant que tout espace politique est constitué sur trois piliers, le territoire, les Institutions étatiques, la Communauté humaine, je pense que la Constitution devrait inclure les circonstances graves qui menaceraient l’existence et la conservation de la Communauté humaine vivant sur le  territoire. En effet, la pandémie illustre bien cette nécessité de compter les maladies ou autres calamités naturelles qui menacent de façon immédiate, non pas le territoire, non pas le fonctionnement régulier des institutions étatiques, mais plus singulièrement, et de façon immédiate,  la vie régulière des populations.

On s’est mis d’accord sur le concept « urgence sanitaire ».  C’est heureux.  L’intérêt majeur de l’inscrire dans la Constitution est qu’une telle précision permet d’aligner, de droit, les spécialistes du domaine impliqué dans le processus de décision et de contrôle et donc d’intégrer l’autorité des Spécialistes dans les modalités d’application.

La procédure

La procédure de déclaration passe par trois étapes : la concertation, le message à la nation, la loi sur les modalités d’application de l’état d’urgence.

Il faut donc se référer aux articles 85, 144, 145….et 119.

En effet, la Constitution a bien distingué  état d’urgence, état de siège, état de guerre. Cette distinction est claire entre l’article 85 et l’article 86, comme entre l’article 143 et l’article 144.  C’est l’article 119 qui crée la confusion.

L’article 85 dispose de l’état d’urgence et de l’état de siège.  Et dans la procédure, cet article responsabilise les Acteurs : 1° c’est clair «  le Président de la République proclame l’état d’urgence ou l’état de siège. » Et l’article 85  pose un préalable, à savoir «  après concertation » avec les trois autres chefs des Institutions politiques, Gouvernement, Assemblée nationale, Sénat.

En quoi consiste la concertation ?

La Constitution ne dit pas. Mais,  deux repères peuvent en indiquer le contour.

Premier repère, c’est l’article 85 qui stipule que « les modalités d’application de l’état d’urgence et de l’état de siège sont déterminées par la loi »  On peut en déduire que lors de cette concertation, le Président de la République définit les modalités qu’il estime adéquates, ou qui sont conformes à loi existante.  Mais le débat s’ouvre alors de savoir si, à chaque état d’urgence, il faut une loi  spécifique, ou s’il faut une loi unique. Dans le cas d’espèce, l’Ordonnance du 24 mars contient et la proclamation et des modalités et mesures. En supposant  que cette Ordonnance est le fruit d’une « concertation », que deviendrait la loi préconisée par l’article 85 de la Constitution ?

Un deuxième repère sur le contour de la concertation, c’est, par opposition, l’article 86 qui lui traite de la déclaration de guerre. Comme dans l’état d’urgence, le Président de la République ne décide pas seul. Le Conseil Supérieur de la défense donne son avis préalable. Et l’autorisation de l’Assemblée nationale et du Sénat est requise.

En tous les cas, sur la base de ces repères, on peut dire que le Constituant n’a pas été distrait quand il a lié l’initiative du Président de la République à la concertation au message de la nation et à la loi sur les modalités d’application de l’état d’urgence.

S’il en est ainsi, le rôle des deux chambres demeure flou et soumis à une cacophonie entre  les articles 85, 86, 119, 143,144, et 145.

«L’Assemblée nationale et le Sénat se réunissent alors de plein droit » (alinéa 2 de l’article,  on peut comprendre que même si les deux Chambres sont en vacances, elles doivent se réunir. Et la session extraordinaire ne peut pas excéder 30 jours.  C’est la même durée limite que pour l’état d’urgence.

En effet, l’article 119 inscrit l’état d’urgence, l’état de siège parmi les matières qui relèvent du Congrès, donc de la réunion conjointe de l’Assemblée nationale et du Sénat. Et cependant, l’article 85 n’évoque pas l’autorisation du Congrès.

L’erreur est évidente, et elle devrait être corrigée.

D’abord, il faudrait  distinguer, d’une part, l’autorisation de la déclaration de guerre, requise conformément aux articles 86 et 143 ; et, d’autre part, l’autorisation de prorogation de l’état d’urgence, requise  conformément à l’article 144, en son alinéa 4.

Ensuite, il faudrait mentionner la prérogative de l’Assemblée et du Sénat de «mettre fin à tout moment à l’état d’urgence ou à l’état de siège »,  conformément à l’alinéa 5 de l’article 144.

Mais l’article 144 n’évoque pas le « congrès ». C’est donc l’Assemblée nationale et le Sénat, qui se réunissent de plein droit, exercent leurs compétences séparément, selon le rythme normal de leur fonctionnement.

Mettons-nous d’accord sur l’article 119 réaménagé, et admettons que l’état d’urgence est une matière qui relève du Congrès. Il serait donc judicieux de préciser ici que les deux Chambres «  se réunissent en Congrès ».

Pour toute délibération relative à « l’état d’urgence ». Et il y aurait clarté

La chronologie

Par ailleurs, l’article 144 pourrait être encore plus clair. Notamment en ce qui concerne la chronologie dans la procédure.

Première question : l’après-concertation. : On a supposé que le Premier ministre Chef du gouvernement vient en concertation avec des projets de modalités ou des mesures. Mais que font les deux chefs du pouvoir législatif ? Ils entérinent. Et puis après, que font les Chambres qui se réunissent de plein droit ? Elles sont là pour le contrôle d’exécution. Avec quel pouvoir de sanction ?

Les deux Chambres  adoptent la loi sur les modalités d’application de l’état d’urgence.  Les deux Chambres autorisent la prorogation de 15 jours. Les deux Chambres peuvent mettre fin à l’état d’urgence «  à tout moment ».Cela se passe comment ? Sur demande du Président de la République, après décision du Conseil des ministres, comme pour la prorogation ?

Tout cela devient lourd et risque de ne pas permettre une gestion efficace de l’état d’urgence qui, lui nécessite des décisions rapides et des exécutions immédiates. Le risque de crise institutionnelle   est permanent quand, dans une cohabitation-coalition, la suspicion plus ou moins légitime règne dans les deux camps.

La durée de l’urgence

L’état d’urgence a une durée limitée à 30 jours.La prorogation est de 15 jours, sans limite du nombre de fois.La présence active de l’Assemblée nationale et du Sénat est requise. Et la session extraordinaire ne peut excéder 15 jours.

Le seul risque est que le pouvoir exécutif en profite pour imposer sa seule autorité. Un exemple historique est celui de Salazar au Portugal … mais aussi celui de J D Mobutu en 1966.

N’oublions pas, les crises politiques qui ont marqué l’histoire de la RDC ont eu, pour origine, les tiraillements entre le pouvoir exécutif trop vorace, et le pouvoir législatif, trop lourd.Dans le cas de l’urgence sanitaire, la durée devient aléatoire, et toutes les peurs légitimes.

Prof. Kabuya Lumuna/Prospérité