Patrice Lumumba est enfin rentré au pays : le lourd cercueil parti de Bruxelles avec tous les hommages est allé à Kisangani, au Katanga et à Kinshasa, dernière étape de ce pèlerinage symbolique, le président Tshisekedi en personne s’est rendu sur le tarmac pour accueillir avec solennité la dépouille du héros et trois jours de deuil national ont été décrétés. La dernière étape, celle de l’inhumation, aura lieu le 30 juin dans l’intimité familiale à la place Echangeur de Limete. Lourd, en bois massif, le cercueil ne contient cependant qu’un minuscule objet symbolique qui a été solennellement restitué à la famille à Bruxelles : une dent, saisie par le Parquet de Bruxelles au domicile de la fille de Gérard Soete, le policier belge qui avait expliqué voici deux décennies comment il avait fait disparaître le corps de Patrice Lumumba, dissous dans de l’acide sulfurique en compagnie des deux autres suppliciés du Katanga, M’Polo et Okito, afin qu’il n’en reste aucune trace.
Un seul témoignage
Durant longtemps, cette version fut la seule à être retenue, alimentant les recherches et la thèse de doctorat de Jacques Brassine, le livre de Ludo de Witte qui donna lieu à une commission d’enquête sur les circonstances de la mort de Lumumba et de ses compagnons. Un immense édifice de mémoire, culminant avec les cérémonies actuelles, fut ainsi érigé, mais il ne reposait que sur un seul témoignage, les aveux de Gérard Soete qui reconnaissait lui-même que pour pouvoir mener à bien leur macabre besogne, dissoudre trois corps dans l’acide sulfurique, les trois policiers belges avaient dû se saouler durant toute la nuit.
Retrouvant cette version dans la presse de ce mois de juin, un homme de 81 ans, Jean-Paul Loiseau, qui achevait la rédaction de ses mémoires , a subitement décidé de livrer son propre témoignage : pour lui, c’est dans la maison Brouwez, demeure d’un colon belge réquisitionnée pour la circonstance, que Lumumba et ses deux compagnons ont été abattus à bout portant par trois policiers belges, le commissaire Verscheure, le capitaine Julien Gat et, sans doute, le policier Gérard Soete !
Engagé par le frère de Moïse Tshombe
A l’époque, Loiseau n’était pas connu des Belges du Katanga (ce qui expliquerait pourquoi aucun auteur ne cite son nom) : en 1959, il avait été engagé par Daniel Tshombe, frère de Moïse, sous le nom de Jean-Paul Pernet, un nom qui lui avait été attribué à Nogent, lors de sa formation au sein de la Légion étrangère. Daniel Tshombe souhaitait fournir à Moïse une garde rapprochée, d’autant plus que ce dernier ne s’entendait pas avec Godefroid Munongo, chef de la tribu des Bayeke, un homme qui allait devenir ministre de l’Intérieur du Katanga et ennemi juré de Lumumba.
Au départ de Paris, des mercenaires, issus du premier REP (Régiment étranger de parachutistes) et des anciens d’Indochine avaient été envoyés dans ce qui était à l’époque la Rhodésie du Nord (actuelle Zambie). Ils y avaient rejoint des Allemands recrutés par les Britanniques dans le Sud-Ouest africain (Namibie aujourd’hui) et des soldats d’origine népalaise, des Ghurkas revenus des guerres d’Indochine. Ces hommes, installés à Mwinilunga, non loin de la frontière du Katanga, avaient formé un bataillon (Rhodesian Light Infantry), doté d’un hélicoptère H19 et ils exécutaient les missions que Tshombe leur confiait.
« Coupeur de têtes des nègres »
Les Belges, même s’ils étaient nombreux dans l’entourage du Premier ministre, ignoraient superbement ces « affreux » et ne savaient rien de la véritable identité de Loiseau/Pernet, le mercenaire seulement qualifié de « coupeur de têtes des nègres »…(ce qui expliquerait pourquoi ni Brassine ni De Witte ne font mention de la présence à Elizabethville de ces « invisibles ».)
Aujourd’hui, l’ancien mercenaire Jean-Paul Loiseau réveille ses souvenirs : « Lorsque Lumumba et ses compagnons sont descendus de l’avion, déjà très mal en point à la suite des coups reçus durant le voyage et ficelés avec de la fine corde, j’étais là et les trois hommes, sur ordre de Tshombe, furent conduits à la maison Brouwez. »
Loiseau assure qu’il demanda qu’un médecin vienne constater l’état de santé des détenus, mais que les Belges présents refusèrent « que l’on s’occupe de ces assassins ». Il confirme que les sévices se poursuivirent dans la maison Brouwez : « La quasi-totalité des ministres provinciaux avaient tabassé les trois prisonniers fortement ligotés… En entrant, je fus frappé par l’odeur de pourriture, c’était une véritable boucherie. (…) Les prisonniers étaient mourants, mais encore vivants. Lumumba avait la tête fracassée et gonflée par les coups reçus, ses yeux avaient été enfoncés avec un pied de chaise, le ministre de l’Intérieur Munongo s’était même blessé à la main à force de frapper. »
Alors qu’un Gurkha membre du bataillon appelle l’un de ses compatriotes médecin, le mercenaire s’éloigne de la villa et soudain il entend trois coups de feu tirés avec ce qui lui semble être un revolver 9 mm.
Selon le récit de Loiseau, « revenant à la villa vers 16 heures, je découvre mes hommes en état de défense et, devant eux, le commissaire et deux sous-officiers belges ligotés solidement à l’africaine. » Hans (son lieutenant) l’informe alors que les trois hommes, avec leur arme de service, ont assassiné les prisonniers, vidant sur eux leur chargeur de 9 mm, assassinant aussi le médecin tibétain présent. Arrivé sur les lieux, Moïse Tshombe donne alors l’ordre de libérer le commissaire et ses deux complices et demande à ses hommes « de faire disparaître les trois corps et de les enterrer loin d’ici dans le plus grand secret ».
L’autre récit
C’est ici que Loiseau livre un récit en contradiction totale avec les témoignages recueillis jusqu’à présent : « L’un de mes Gurkhas me confie vouloir donner à ces trois hommes une sépulture digne mais à sa façon, et il revient avec des sacs de farine vides. En ma présence, la cérémonie commence dans le salon : en réalité, il fallait faire disparaître les « morceaux » des trois corps en les éparpillant sur des dizaines de kilomètres dans les forêts, tout en chantant des chants rituels pour le repos des âmes »
Loiseau poursuit : « Ils avaient modifié les coutumes et entamèrent la découpe rituelle par tranches et morceaux, en suivant les membres du corps et en chantant sur un accent rauque des cantiques de leur religion, dans un profond respect. Organes et intestins furent découpés rituellement et le reste fut mis dans quatre sacs, des sacs de farine, et chargé dans ma jeep. Pendant que certains de mes hommes nettoyaient la maison de fond en comble, les restes humains furent dispersés sur 70 kilomètres, dans la direction de Kongolo Kabalo, au milieu de forêts assez denses. »
Colette Braeckman
Journaliste au service monde/Le Soir