Congo Hold-up: les camions russes de Philippe de Moerloose pour la « répression  » de 2016

L’homme d’affaires belge Philippe De Moerloose a utilisé une société-écran pour fournir des véhicules de type militaire au gouvernement congolais. C’était en 2016, une époque troublée en RDC.

Cent cinquante camions Kamaz – des engins russes appréciés pour leur robustesse autant que pour leur polyvalence – ont été débarqués dans le port de Boma (Congo) à la mi-juillet 2016. L’expéditeur : Philippe De Moerloose, un Belge qui a fait fortune en RDC en vendant – très cher – des véhicules et des machines-outils au gouvernement congolais. Ces camions Kamaz étaient eux aussi destinés au régime du président de l’époque, Joseph Kabila.

Pour conclure cette vente, M. de Moerloose s’est appuyé sur une société écran des îles Vierges britanniques qui, jusqu’à aujourd’hui, était inconnue du public, D’Angelin Ocean Trade. Son interlocuteur, comme stipulé dans le contrat qu’ont pu examiner les journalistes partenaires de l’opération Congo Hold-up – dont Le Soir et De Standaard pour la Belgique –, était le ministère congolais des Infrastructures et des Travaux publics. Il s’agissait par cette transaction à plus de dix-huit millions d’euros d’assurer la livraison de camions destinés « exclusivement aux travaux urgents d’infrastructure sur les ouvrages et le réseau routier. » Ces véhicules, est-il encore spécifié, devaient être de couleur blanche. En réponse à nos questions, l’homme d’affaires souligne que « ces matériels roulants de marque Kamaz étaient destinés à un usage strictement civil et non militaire ».

Double usage

Lorsqu’une livraison de camions de marque Kamaz parvient au port de Boma au milieu de l’été 2016, l’armée congolaise les qualifie de « véhicules militaires ». Ce qui soulève de sérieuses inquiétudes quant aux véhicules fournis par Philippe de Moerloose car toute livraison de matériel militaire à la République démocratique du Congo doit préalablement être notifiée aux Nations unies. Ne pas se plier à cette obligation constitue une violation technique de l’embargo sur les armes à destination du Congo que l’ONU a décrété en 2003. L’exportation de biens à double usage, c’est-à-dire civil ou militaire, est soumise aux mêmes obligations. Un des modèles de camion que M. de Moerloose a importés (100 exemplaires) en 2016, le Kamaz 4326, se plie justement bel et bien à ce double usage, comme le spécifie le site web d’un important distributeur de Kamaz : « Malgré sa spécialité militaire, ce modèle est activement utilisé à des fins pacifiques. »

Répression de 2016

À Kinshasa, on voit souvent passer des camions Kamaz ; l’armée et la police en sont friands. Les 150 exemplaires de Philippe de Moerloose ont été réceptionnés à une période tumultueuse pour le Congo : ne pouvant constitutionnellement briguer un troisième mandat, Joseph Kabila avait en 2016 ajourné sine die l’élection présidentielle, provoquant la colère de ses opposants.

C’est dans ce contexte qu’au mois de septembre, des camions Kamaz avaient été déployés pour contenir les manifestants. Selon un haut responsable de l’ONU qui était présent lors de ces troubles, l’armée a tiré à balles réelles sur les hommes et les femmes qui étaient descendus dans la rue. La police et l’armée auraient, selon ce témoin qui tient à conserver l’anonymat, fait le tour de la ville durant la nuit et mis le feu aux bureaux de l’opposition, « c’était devenu totalement incontrôlable ».

Philippe de Moerloose nie

catégoriquement que les Kamaz qu’il a fournis ont violé l’embargo sur les armes, répétant que ces véhicules « étaient destinés à un usage strictement civil et non militaire » et que par conséquent, il n’y a « aucune place pour un quelconque débat sur une violation de la Résolution S/RES/1807 (2008) de l’ONU sur la vente “d’armes et de matériels connexe” au gouvernement de la RDC ». L’entrepreneur belge ne précise toutefois pas pour quelle raison c’est une société immatriculée aux îles Vierges britanniques, D’Angelin Ocean Trade, qui a vendu et livré les camions.

« Un prix excessif »

Les camions Kamaz, qui ont coûté 18,4 millions de dollars à l’Etat congolais, étaient « excessivement chers », selon des spécialistes consultés par nos confrères du Standaard. La société Autolink, qui vend des camions du même type en Afrique, affirme les proposer pour moins de la moitié du prix. « Si nous devions pratiquer de tels prix, nous pourrions prendre notre retraite immédiatement », déclare un des employés au téléphone.

M. de Moerloose affirme avoir toujours pratiqué les prix du marché, il nie également avoir jamais entretenu des relations d’amitié avec Joseph Kabila. Par ailleurs, ajoute-t-il, « le président de la République n’était pas du tout notre interlocuteur pour négocier ce contrat. » Enfin : « Je n’ai pas de commentaire à faire sur un hypothétique transfert ultérieur de l’usage de ces matériels roulants de l’Office des Routes à l’armée congolaise (…) Je conteste formellement que moi-même ou les sociétés de notre groupe ayons violé d’une quelconque manière la résolution de l’ONU. »

« Mauvaise compréhension »

Ce n’est pourtant pas la première fois que ce type de soupçon pèse sur l’homme d’affaires belge. En 2009, un groupe d’experts des Nations unies avait déjà écrit dans un rapport qu’une de ses sociétés, Demimpex VRP, avait « servi d’intermédiaire en 2008 pour la livraison de véhicules militaires au ministère de la Défense de la RDC ». Philippe de Moerloose qualifie ces conclusions de « mal calibrées » et « infondées », elles découleraient selon lui de « la mauvaise compréhension de certains faits par l’observateur des Nations unies sur place à l’époque ».

Lorsqu’en 2018, Joseph Kabila a exprimé sa volonté de se retirer de la vie publique, les Kamaz ont refait surface. En octobre de cette année-là, l’armée a prêté cent cinquante camions de ce type à la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) afin d’aider au déploiement du matériel nécessaire au scrutin du 23 décembre. Ce dont s’est alors réjoui Corneille Nangaa, le président de la Ceni, en remerciant le gouvernement d’appuyer « le processus [électoral] en gardant l’indépendance de la Ceni ».

Par Kasper Goethals et Nikolas Vanhecke (De Standaard)

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