Le 27 janvier dernier, Kamal Amer, un Libanais résidant à Kinshasa, en République démocratique du Congo (RDC), envoie l’un de ses employés acheter à la pharmacie plusieurs boîtes d’Atacand, un médicament contre l’hypertension, qu’il souhaite faire parvenir à des familles nécessiteuses dans son village natal de Cana, au Liban-Sud. Il y a quelques années, ce jeune entrepreneur a fondé un groupe avec certains de ses amis pour venir en aide aux moins nantis au Liban. Si Kamal Amer décide d’acheter ce médicament à Kinshasa, c’est que ses amis résidant toujours au pays du Cèdre ont récemment du mal à le trouver dans les pharmacies libanaises. Quelle n’est pas sa surprise dès lord quand il découvre, sur un lot de sept boîtes que son employé lui rapporte d’une pharmacie kinoise, des étiquettes comportant le nom de l’importateur libanais, et un prix affiché en livres libanaises. Que font ces boîtes dans une pharmacie à Kinshasa, alors qu’elles sont difficilement trouvables au Liban ?
Revenu de sa stupeur, Kamal Amer ne décolère pas et décide de faire éclater le scandale en publiant un post sur sa page Facebook. « Ce médicament est subventionné au Liban, explique-t-il à L’OLJ lors d’un entretien téléphonique. On voit bien sur la boîte qu’il coûte 22 000 livres libanaises, c’est-à-dire, au taux du marché noir, environ 2,5 dollars. À Kinshasa, ce même médicament se vend à 20 dollars. Vous imaginez bien le profit généré par ce genre de contrebande ! Quant à nous, qui voulons aider des familles libanaises, nous aurions pu fournir dix fois plus de boîtes si nous payions le prix subventionné. »
La contrebande n’est certainement pas une nouveauté au Liban, mais cette affaire ouvre la voie à de nombreuses questions. Comment ces marchandises transitent-elles si facilement par l’aéroport de Beyrouth pour s’envoler vers des destinations aussi lointaines (on peut facilement estimer que la RDC n’est pas la seule) ? La traçabilité de ces médicaments ne devrait-elle pas permettre de prévenir de telles fuites ? Une telle contrebande est-elle le fait d’individus isolés ou de groupes organisés ? Dans tous les cas, les trafiquants sont soit négligents, soit trop convaincus de leur impunité, puisqu’ils n’ont même pas jugé nécessaire de retirer les étiquettes libanaises… De son côté, Kamal Amer dit ignorer totalement comment fonctionnent de tels réseaux, mais estime que le nombre de boîtes en circulation doit être important pour rendre ce trafic rentable.
Dans plusieurs pharmacies
Interrogé sur cette drôle d’affaire par L’OLJ, Karim Jebara, le directeur général d’Omnipharma, la société qui importe l’Atacand au Liban, et également président du syndicat des importateurs de médicaments, fait d’emblée remarquer que ce trafic n’est pas nouveau. « Les forces de l’ordre ont maintes fois arrêté des voyageurs emportant des quantités de médicaments vers d’autres pays dans leurs valises, dit-il. Il semble qu’il existe un trafic qui consiste à s’approvisionner dans les pharmacies et à emmener ces produits là où ils sont vendus plus cher. Toutefois, à ce stade, nous ignorons toujours quelle est sa réelle ampleur. »
M. Jebara précise avoir déjà fourni au ministère de la Santé toutes les informations concernant le lot de médicaments en question, à la demande du ministre Hamad Hassan, en vue d’une enquête. Il explique à L’OLJ qu’il s’agit d’un lot importé au Liban en trois étapes, d’août à décembre 2020, donc relativement récent. « Suivant notre traçage de la vente de ce médicament au Liban, nous n’avons pas constaté d’acquisition anormalement importante par une partie donnée, qui aurait acheté d’un coup des centaines de boîtes et aurait éveillé les soupçons, poursuit-il. Cela signifie que ces médicaments ont été achetés en petites quantités dans différentes pharmacies. » Des informations confirmées par Colette Raïdy, cheffe du département de pharmacie au ministère de la Santé. « Nous avons entamé notre enquête et avons vérifié l’écoulement de l’Atacand sur le marché libanais, dit-elle à L’OLJ. Nous n’avons pas constaté d’achat de quantités importantes et inquiétantes à ce niveau. Le plus plausible, donc, c’est qu’un ou plusieurs individus se soient approvisionnés auprès de pharmacies différentes. » Selon elle, le ministère tente de limiter le risque de trafic de ces médicaments subventionnés. « Le ministre Hamad Hassan a envoyé un mémorandum aux importateurs leur demandant de distribuer des quantités équivalentes aux pharmacies, afin d’éviter que certaines d’entre elles ne stockent des quantités anormalement grandes », précise-t-elle.
Quel contrôle à l’AIB ?
Pour Karim Jebara, une telle affaire soulève toutefois deux questions principales. « D’une part, il faut noter la facilité avec laquelle on peut se procurer des médicaments sur le marché libanais, alors qu’ailleurs, ils ne sont disponibles que sur présentation d’une ordonnance, dit-il. D’autre part, le contrôle des produits subventionnés à l’AIB devrait être beaucoup plus strict qu’il ne l’est actuellement. Le trafic aérien étant ce qu’il est ces derniers temps, fouiller toutes les valises devrait être possible. » À ce propos, Colette Raïdy souligne que « le ministre a demandé aux forces de l’ordre responsables du port et de l’aéroport d’intensifier leurs contrôles des voyageurs ».
Cette affaire soulève une autre question, celle de la pénurie récurrente de médicaments sur le marché libanais. « Nous ne sommes pas dans un contexte de fonctionnement normal, se défend Karim Jebara. La contrebande, qui reste impossible à quantifier, et le stockage dans les maisons par peur du manque, sont deux causes de pénurie. Mais je peux vous dire que nous n’avons pas distribué moins de médicaments, Atacand inclus, en 2020 par rapport à 2019, bien au contraire, nous en avons fourni un peu plus au marché, il n’y a donc pas de sous-livraison. »
Quoi qu’il en soit, l’enquête sur l’affaire des médicaments retrouvés à Kinshasa se poursuit, suivant Colette Raïdy, sur le sol libanais. « S’il faut une collaboration avec les autorités congolaises, il faudra impliquer le ministère des Affaires étrangères », dit-elle. Du côté de Kinshasa, Kamal Amer ne comprend pas le laxisme qui a mené jusque-là. « C’est un crime commis contre toutes les personnes au Liban dont la vie dépend de l’accès à ce médicament », s’insurge-t-il.
L’orient le jour