Les Américains « ont laissé la Belgique assumer seule la responsabilité » de l’assassinat de Lumumba

«Les Etats-Unis ont tiré les ficelles derrière l’assassinat de Patrice Lumumba».

Pour l’Anglaise Susan Williams, historienne et spécialiste de la décolonisation, les Américains « ont laissé la Belgique assumer seule la responsabilité » de l’assassinat de l’ancien Premier ministre congolais.

Susan Williams est une historienne anglaise, spécialiste de la décolonisation. Chercheuse à l’Institute for Commonwealth Studies de l’Université de Londres, elle a écrit en 2021 White Malice. The CIA and the covert recolonization of Africa .

Vous avez passé votre enfance en Zambie et travaillez depuis longtemps sur l’histoire de la décolonisation. Quelle empreinte Patrice Lumumba a-t-il laissée sur le continent africain, à l’heure actuelle ?

Patrice Lumumba appartient au Panthéon des grands leaders panafricains du XXe siècle, aux côtés de Kwame Nkrumah, Frantz Fanon, Amilcar Cabral et Thomas Sankara. De nos jours, on se rappelle surtout de sa fin brutale, le 17 janvier 1961. Mais la vigueur de son héritage en Afrique repose sur la force de ses idéaux : démocratie, non-violence, liberté contre le colonialisme et la domination par une minorité blanche, non-tribalisme et non-alignement. Cet héritage a également engendré des motifs de méfiance envers l’Occident. Le renversement puis l’assassinat de Lumumba, soutenus par la CIA, étaient une attaque directe contre le gouvernement élu et légitime de la République du Congo (le nom du pays à l’époque – NDLR). Une telle agression néocoloniale était incompatible avec la représentation d’elle-même que se fait l’Amérique en tant que championne mondiale de la démocratie.

Dans ces conditions, comment expliquer le succès et la popularité extraordinaires de cet homme, souvent comparé à Che Guevara ? Est-ce mérité, et si oui, pourquoi ?

C’est tout à fait mérité. Lumumba et Che Guevara peuvent être considérés comme des martyrs : des hommes courageux, trentenaires, qui furent assassinés lors d’opérations appuyées par la CIA. Lumumba, à la différence de Guevara, s’opposait à l’usage de la violence dans la lutte pour la libération. Trois mois à peine après son élection en juin 1960, il réalisa que tout se liait contre lui et déclara à ses supporters que ce serait à eux de continuer le combat. « Pour moi, c’est terminé », dit-il, « je sens que je vais mourir. Je mourrai comme Gandhi. »

Votre livre « White Malice » décrit les efforts accomplis par la CIA et l’administration Eisenhower pour tenir la bride des nouveaux pays africains indépendants, à commencer par les élites politiques congolaises. Quel était l’objectif ici ?

Le but final était clair pour les Etats-Unis : prendre le contrôle des anciens territoires coloniaux en Afrique et accaparer leurs ressources. Les gouvernements américains successifs craignaient que ces nouveaux pays indépendants ne deviennent des satellites de l’Union soviétique. Le Congo était considéré comme un sujet de la plus haute préoccupation, du fait de sa position géographique et de ses ressources minières stratégiques, en particulier l’uranium de la mine de Shinkolobwe, au Katanga. Cette mine produisait le minerai extrêmement riche ayant servi à construire les bombes atomiques larguées sur le Japon en 1945. Un agent de la CIA expliquait ainsi : « Nous ne voulions pas que les Russes s’emparent de tout cet uranium. Ils en avaient de leur côté, mais nous étions résolus à ce qu’ils ne prennent pas possession de ce minerai provenant du Congo. Nous avons fait de notre mieux pour les en empêcher… »

En outre, le comportement de certains dirigeants américains était terni par des préjugés raciaux. Lors d’une réunion en janvier 1960, le vice-président Richard Nixon avait révélé ses conceptions extrêmement racistes en déclarant : « Certains peuples d’Afrique ne sont réellement descendus de l’arbre que depuis une cinquantaine d’années. »

A partir de quand les Etats-Unis se retournent-ils contre Patrice Lumumba ?

L’hostilité américaine envers Lumumba a commencé à poindre avant l’indépendance du Congo proclamée, à la fin de juin 1960. Après cela, en revanche, les choses s’emballent. Le point de non-retour se produit fin juillet, lorsque Lumumba visite New York et se voit demander si les Américains continueront d’avoir accès à l’uranium congolais, comme ils en bénéficiaient sous le règne de la Belgique. Lumumba rétorqua par un non franc et massif : « A partir de maintenant, nous sommes un pays indépendant et souverain. La Belgique ne produit pas d’uranium. Ce serait mutuellement bénéfique pour le Congo et les Etats-Unis si nous pouvions signer nos propres accords à l’avenir. » Eisenhower devint furieux. Il annula une rencontre prévue avec Lumumba, disant qu’il préférait aller jouer au golf. Un mois plus tard, lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, il devait soutenir le plan visant à assassiner le Premier ministre démocratiquement élu du Congo.

Assez tôt, les espions américains commencent à ourdir des plans contre Lumumba. Pourtant, les dernières heures de celui-ci semblent ne concerner que des protagonistes belges et katangais. En quoi les Américains ont-ils directement contribué à sa disparition ?

Oui, c’est vrai que la patte américaine semble invisible. Mais ils rôdaient dans l’ombre à bien des égards, de manière sinistre et fort discrète. Ils ont facilité chaque étape du chemin de croix de Lumumba. Des informations importantes concernant l’implication de la CIA commencent à émerger, en particulier grâce à la publication récente de documents au regard de la loi sur les archives relatives à l’assassinat de Kennedy (NDLR – JFK Assassination Records Collection Act, 26 octobre 1992). Les Etats-Unis ont tiré les ficelles de telle manière que l’assassinat fut perpétré par d’autres qu’eux, tenus seuls responsables depuis lors.

Une fois Lumumba éliminé, peut-on dire que les Etats-Unis éprouvèrent un quelconque soulagement, ou bien ces efforts furent-ils vains pour ce qui est de la mainmise américaine sur le Congo ?

Ce ne fut pas tant en vain que ça, dans la mesure où cela permit aux Etats-Unis de mettre la main sur le Congo en introduisant des dirigeants à leur solde. L’investiture présidentielle de Kennedy en janvier 1961, quelques jours à peine après l’assassinat de Lumumba, fut perçue par les pays nouvellement indépendants comme une source d’espoir. Mais la nouvelle administration ne changea rien à la politique d’Eisenhower envers le Congo. Au contraire, elle la renforça. Des plans furent même élaborés en vue d’une intervention militaire.

Quelle était selon vous la plus grande faiblesse de Lumumba ?

On l’a dit trop naïf, vis-à-vis, entre autres, de son ancien compagnon de lutte, Joseph-Désiré Mobutu, trop inexpérimenté sur la scène internationale, notamment lorsqu’il menace l’ONU et les Etats-Unis de faire appel aux Soviétiques pour exclure les troupes belges…

Lumumba accordait trop facilement sa confiance. Il avait du mal à imaginer que des gens puissent se comporter de manière déshonorante. Cette faiblesse l’incita à faire confiance à Mobutu, même lorsque ses conseillers l’avertissaient du danger. Mais le meurtre de Lumumba ne découle pas d’une série d’erreurs ou d’échecs de sa part. La vraie raison touche à son engagement pour l’indépendance réelle et entière de son pays, à commencer par le contrôle de ses propres ressources minérales, si éminemment précieuses. Du fait de cela, Lumumba n’avait de toute façon aucune chance.

Les Etats-Unis ont-ils, d’une manière ou d’une autre, exprimé des excuses pour leur implication dans la mort de Lumumba, à l’égal des regrets officiels émis par la Belgique en 2002 ?

Jusqu’ici, la Belgique en porte seule la responsabilité. La commission du Sénat américain créée par le sénateur Frank Church en 1975 afin d’enquêter sur les abus des services de renseignements américains a permis d’établir que des plans américains en vue d’assassiner Lumumba avaient bien existé. Mais cette commission a blanchi la CIA de toute responsabilité dans sa mort. Le rapport de la commission d’enquête belge, en 2001, refuse d’en rester là : elle affirme que les archives gouvernementales belges ne corroborent pas le rôle supposément très modeste assumé par les dirigeants de la CIA. Ces affirmations viennent très largement recouper mes propres découvertes, que je développe dans White Malice.

Comment percevez-vous la visite du roi Philippe en RDC, ainsi que la restitution des restes de Lumumba à sa famille et leur retour au Congo ?

J’aimerais croire que la Belgique s’efforce de trouver le moyen de clore le chapitre de son passé colonial et d’assumer pleinement ses responsabilités dans les terribles choses qui furent commises. Ce serait bien sûr un pas en avant, et un contraste marqué avec l’approche du gouvernement britannique, qui refuse catégoriquement d’affronter la réalité, et les horreurs, de sa propre histoire coloniale. D’ailleurs, le Royaume-Uni, en tant que partenaire junior des Etats-Unis, a lui-même ourdi des plans pour tuer Lumumba, ainsi que des documents officiels le révèlent.

Pour ce qui est de la visite de Philippe, elle semble avoir été conduite avec un manque de respect pour le peuple de la République démocratique du Congo et vis-à-vis des souffrances datant de l’ère coloniale. Il y a là un parallèle avec l’organisation grossière et très indélicate de la visite récente du prince William, le petit-fils de la reine Elizabeth, en Jamaïque.

Le Soir

 

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