Le déroulé du procès Kamerhe & consorts donne du baume au cœur des défenseurs de l’indépendance de la Justice. À la liste de ces hérauts anonymes s’ajoute Modeste M. Mutinga. Le sénateur honoraire a adressé une ’’Lettre ouverte’’ au président Kabila en 2013 et publié, en 2017, ’’Pour une République des juges’’, deux plaidoyers en faveur de l’indépendance de la Justice. Sa joie est légitime d’assister, en 2020, à un premier procès contre des présumés détourneurs de deniers publics.
Tous ses prédécesseurs l’avaient solennellement promis, mais ne s’y étaient jamais appliqués. Certainement par manque de volonté politique et par solidarité corporatiste. Tshisekedi, le premier, accorde à la magistrature sa pleine indépendance. Le procès Kamerhe & consorts constitue, à cet égard, un tournant dans l’histoire politique et judiciaire de la RD Congo. La magistrature retrouve ses marques.
Au fait, c’est la première fois en 60 ans d’indépendance que le peuple et les observateurs étrangers assistent, médusés, à un procès public impliquant un haut dignitaire du régime pour des faits de détournement présumé de deniers publics. Mauvaise coïncidence, l’affaire fait tache d’huile en ce sens que de multiples dénonciations, invérifiables à ce stade, pleuvent depuis dans les réseaux sociaux et les médias traditionnels, faisant état de mégestion au sein des entreprises publiques.
À l’origine de cette effervescence inédite, voire historique, se trouve la clameur publique. En effet, tout le peuple de Kinshasa s’était dressé, fin 2019 et début 2020,comme un seul homme pour protester contre la lenteur d’exécution des chantiers d’infrastructures lancés dans le cadre du «Programme des 100 jours» initié par le nouveau chef de l’État, Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo.
Une plus-value : le Parquet financier
Le point d’orgue de la protestation populaire était sans conteste l’arrêt de la construction de plusieurs sauts-de-mouton et sa conséquence négative sur la fluidité du trafic routier et le transport dans la capitale. Voilà où se situe la genèse de la série d’interpellations à l’encontre de quelques mandataires publics et de certains gérants des entreprises privées. C’est donc ici que débute le premier procès. Naturellement, d’autres affaires sont actuellement en instruction.
Le procès emblématique en cours ainsi que les interpellations, présentes et à venir, est-ce du cinéma habilement monté par le chef de l’État Tshisekedi pour détourner le peuple de ses vraies préoccupations, de ses rêves profonds ? Que peuvent attendre le peuple, le gouvernement et les partenaires de la République de l’issue des procès contre l’impunité ?
Contrairement à l’opinion, certes minoritaire, qui politise tout crime économique commis par des acteurs politiques, la base, c.-à-d. la population, se réjouit de vivre en live cette première. ’’Il était temps de mettre un coup d’arrêt à l’impunité des cols blancs’’. Côté attentes, elles sont multiples, en commençant par l’inculpation des vrais délinquants, l’acquittement des innocents, la récupération des fonds détournés et leur affectation dans des projets en suspens ou dans de nouveaux.
Parallèlement aux procès, les spécialistes du droit devront examiner les voies et moyens de conférer une indépendance effective au fonctionnement de l’appareil judiciaire. Bref, accorder toute son indépendance au ministère public et supprimer à jamais la subordination du magistrat aux injonctions politiques.
Mais, se limiter à répondre aux préalables précités n’apportera pas forcément une plus-value à la justice spécifiquement dédiée aux détournements de l’argent du trésor public. Il importe, pour ce faire, de renforcer le dispositif de base en insistant sur la lutte contre la corruption et l’impunité. Cette ambition conduirait à créer le Parquet financier, soutenu par l’Agence de lutte contre la corruption dont deux projets existent, le premier à la Présidence de la République et le second au Parlement.
Traquer des criminels économiques
Sur ce chapitre, il est utile de relire Modeste Mutinga. Alors sénateur, il avait eu le courage, en 2013, d’adresser une lettre ouverte au président de la République, J. Kabila, dénonçant la mauvaise réputation du pays en matière de distribution de la justice. Il récidive en 2017, en publiant ’’Pour une République des juges contre l’impunité’’, un réquisitoire qui plaide pour une plus grande autonomie de fonctionnement de l’appareil judiciaire.
Mutinga notait, par ailleurs, que la mauvaise gouvernance entretenue par les dirigeants et cadres, à tous les niveaux, «n’a jamais perturbé les consciences. L’irrégularité et l’impunité étant devenues la norme, les gestionnaires des régies financières, les mandataires des entreprises publiques et les ministres en charge des différents secteurs économiques juteux (notamment les Mines et le pétrole) n’ont jamais été inquiétés malgré les indices probants de culpabilité publiés par les ONG et les médias internationaux».
C’est donc avec satisfaction et ferme espoir que M. Mutinga applaudit le premier procès, depuis 1960, d’un haut cadre politique, soupçonné de détournements présumés de fonds publics. Pourvu, espère-t-il, que le tribunal, sur base de la présomption d’innocence, établisse la culpabilité des prévenus en toute équité. Comme des millions d’autres sans-voix, le sénateur honoraire exhorte le Parquet général à se réveiller, à traquer des criminels économiques et à amorcer des poursuites contre des dirigeants et hauts cadres soupçonnés de malversations et de corruption. Sans interférences politiques. C’est à ce prix que sera réhabilitée la justice congolaise.
(Extraits de ’’Pour une République des juges contre l’impunité’’, 2017)
La RD Congo à la recherche de nouveaux repères
« Aujourd’hui, écrit Mutinga dans ’’Pour une République des juges contre l’impunité », la RD Congo est à la recherche de nouveaux repères sur lesquels elle doit rebâtir sa renaissance. Toutes les initiatives, toutes les réformes entreprises par le président Joseph Kabila Kabange ont été noyées dans l’impunité totale, dans le népotisme, dans le clientélisme irresponsable et maladroit de ses proches collaborateurs et autres prédateurs. (…)
Inféodé, chez nous, au pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire, ailleurs socle de la puissance publique, régulateur de la vie en société, promoteur des vertus et des droits des citoyens, se distingue dans notre pays par son inaction coupable, nonobstant les faits et les crimes avérés portés à sa connaissance.
Les cours et tribunaux ont longtemps laissé les animateurs des institutions publiques et leurs complices saigner à blanc les finances publiques. Les mêmes animateurs des institutions ont couvert, sans scrupule, les prédateurs des ressources naturelles de notre pays. Ils ont délibérément toléré le blanchiment des capitaux et l’enrichissement illicite des nationaux et des expatriés qui paradent aujourd’hui dans les secteurs immobilier et bancaire. Ils ont rendu des jugements iniques au détriment des plus démunis, des plus faibles. (…)
Les cours et tribunaux devraient cesser d’agir en tant qu’autorité judiciaire mais devenir un réel pouvoir constitutionnel ne recevant des injonctions que de leur intime conviction. Il ne s’agit pas, pour nous, d’un pamphlet foudroyant à charge de la classe dirigeante et des magistrats, mais d’un plaidoyer saisissant à l’endroit de tous pour revendiquer, sans parti pris, l’indépendance réelle des magistrats, le sens aigu de l’éthique et de la déontologie de la part des professionnels des cours et tribunaux.
Pour sortir du bourbier de la prédation, de la fraude, de la corruption et de l’impunité, il faudrait, ainsi que je le souligne dans ma Lettre ouverte, ’’refonder l’État et la République sur base de « l’esprit de lois », ouvrir le plus grand chantier de la réhabilitation de la justice dans ses pouvoirs et son indépendance, un défi à relever pour bâtir un pays plus beau qu’avant’’».
Lepotentiel