Investi par la quasi-totalité des députés congolais, le gouvernement de Sama Lukonde a présenté un programme d’actions de trois ans, chiffré à 36 milliards de dollars. Un programme qui doit préparer le terrain à Félix Tshisekedi en prévision des prochaines élections. Analyse pour Sputnik de Patrick Mbeko, spécialiste de l’Afrique centrale.
Après des semaines de tergiversation et de conciliabules politiques à ne point finir, les élus congolais ont finalement investi le gouvernement du Premier ministre Sama Lukonde à la majorité absolue, ce lundi 26 avril, au Palais du peuple. «Heureux d’avoir reçu la motion d’approbation du programme et l’investiture du gouvernement de l’Union sacrée de la nation à l’Assemblée nationale», a réagi le chef du gouvernement sur son compte Twitter. 410 des 412 députés présents dans l’hémicycle ont approuvé le programme du nouveau gouvernement. Pour la population congolaise qui attend ce moment depuis le mois de février, date de la nomination de Sama Lukonde par le Président Félix Tshisekedi, c’est un grand ouf de soulagement.
Des défis énormes
Le Premier ministre Sama Lukonde est bien conscient que la tâche qui l’attend est titanesque. En effet, si la situation politique semble se stabiliser depuis la rupture de l’ancienne coalition au pouvoir FCC-CACH, la situation socio-économique et sécuritaire, elle, n’a rien à envier à certains «États faillis». L’urgence est à tous les niveaux et les défis sont énormes. Bien en haut de la liste des priorités, il y a l’épineuse question sécuritaire à l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Là-bas, les groupes armés continuent de faire régner la loi de la terreur.
Au mois de mars, la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a alerté le Conseil des droits de l’homme de l’Onu sur l’ampleur alarmante des violences dans l’est de la RDC. En 2020, le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme (BCNUDH) a documenté près de 8.000 violations et atteintes aux droits de l’homme en RDC, ce qui représente une moyenne de 659 violations par mois. Ces chiffres sont en hausse de l’ordre de 21% par rapport à 2019. Selon le BCNUDH, cette progression résulte de la détérioration de la situation sécuritaire au Nord et au Sud-Kivu ainsi qu’en Ituri, où l’institution a enregistré l’écrasante majorité (93%) des violations et atteintes au cours de l’année écoulée. Au moins 2.945 civils ont été tués, dont 553 femmes et 286 enfants. La colère gronde tous les jours dans les quatre coins de la République, où l’on reproche au pouvoir de ne rien faire pour sécuriser les Congolais de l’est.
À tout ceci s’ajoute la grave crise socio-économique à laquelle la population congolaise est confrontée. Tous les indicateurs sont au rouge, et la pandémie du Covid-19 n’a pas aidé non plus. Le Premier ministre Sama se veut rassurant. Il a proposé un programme d’actions chiffré à 36 milliards de dollars sur trois ans et promet de faire des miracles. «Nous devons montrer à la face du monde que impossible n’est pas congolais», a-t-il déclaré sur Twitter.
Mais au regard du programme qu’il a présenté, certains députés et observateurs se sont montrés circonspects. Ados Ndombasi, un député de l’opposition, a lâché sur RFI: «Il n’y a aucun chiffre, pas de chronogramme, pas de calendrier… Donc il sera difficile pour nous les députés nationaux de suivre ce programme d’action que nous considérons comme un chapelet de bonnes intentions.»
Non seulement l’argument n’est pas sans fondement, mais la mobilisation interne des recettes ne dépasse pas les trois milliards de dollars. Difficile dans ces conditions de croire au Père Noël. En réalité, les députés congolais ont approuvé le programme du gouvernement sans vraiment y croire…
Tshisekedi, seul aux commandes
La partie s’annonce donc corsée pour le gouvernement de Sama Lukonde, mais aussi et surtout pour Félix Tshisekedi qui l’a nommé. En effet, même si ce dernier a les mains libres et peut désormais diriger le pays sans crainte d’être importuné par son prédécesseur, comme cela a été le cas pendant la première année de son pouvoir, le chef de l’État congolais est bien conscient que son avenir politique dépend en grande partie de la réussite ou non de ce gouvernement.
Arrivé au pouvoir dans des conditions calamiteuses, Félix Tshisekedi a pu bénéficier d’une sorte de mansuétude de la part de la population congolaise, qui n’appréciait guère la coalition dans laquelle il évoluait. Lui-même avait souvent accusé le FCC (Front commun pour le Congo) de l’ancien Président Joseph Kabila de lui mettre des bâtons dans les roues. Une perception que partageait une bonne partie de la population. Or ce temps-là est révolu. Désormais seul aux commandes, il n’a plus d’excuse à donner. Deux ans se sont écoulés sans que le pouvoir n’ait été capable de poser une action concrète susceptible d’améliorer le quotidien de la population. Ça gronde dans les quartiers populaires de la capitale Kinshasa et dans l’arrière-pays. Le gouvernement Sama, qui vient de prendre les commandes de l’exécutif, est un gouvernement de la dernière chance.
Dernière chance parce que les Congolais attendent le pouvoir au tournant. Dernière chance également parce que les Américains, et plus particulièrement l’ambassadeur des États-Unis à Kinshasa Mike Hammer, veillent au grain. Ayant soutenu Félix Tshisekedi depuis son arrivée au pouvoir, tout en jouant un rôle non négligeable dans l’affaiblissement du FCC, Hammer semble déchanter. Les scandales relatifs à la gestion problématique des deniers publics par la présidence de la République, l’inexpérience criante de la plupart des conseillers du Président qui se spécialisent plutôt dans le clientélisme et la corruption, l’improvisation qui règne au sommet de l’État ont fini par convaincre plusieurs chancelleries occidentales que Félix Tshisekedi n’est peut-être pas l’homme de la situation. La seule manière pour le numéro un congolais d’amener certaines de ces chancelleries à reconsidérer leurs positions, c’est de faire en sorte que le Premier ministre Sama Lukonde livre la marchandise. Le programme que ce dernier a présenté cette semaine s’inscrit dans cette dynamique. Il devrait permettre à Félix Tshisekedi de renouer aussi bien avec la population congolaise laissée à elle-même qu’avec certains partenaires étrangers; il devrait aussi et surtout préparer le terrain en prévision de l’élection présidentielle à venir…
En attendant 2023…
Félix Tshisekedi s’y prépare déjà. Il a positionné ses hommes de confiance dans le gouvernement dans les services de sécurité et d’autres structures de l’État, notamment à la Cour constitutionnelle. De plus, ses proches bénéficiant de leviers financiers importants, notamment au sein de la Bourse qu’ils contrôlent, peuvent obtenir le soutien d’une kyrielle de petits partis en faveur de Tshisekedi. Si tout cela lui permet de mettre toutes les chances de son côté afin de rempiler en 2023, année des élections, rien n’est pour autant gagné.
D’abord parce que le risque de voir l’actuel gouvernement, qui est une coalition de plusieurs partis aux ambitions disparates, éclater à l’approche du scrutin est bien réel. Secundo, son bilan pour le moment, dans l’ensemble, ne plaide guère en sa faveur. Arrivé troisième lors du scrutin de 2018, il a certes besoin du vote populaire pour être élu, mais en RDC, le soutien de l’étranger, notamment des capitales occidentales, compte aussi. Lui-même Tshisekedi en est la preuve. Sans la complaisance des États-Unis et de certaines chancelleries, il n’aurait peut-être jamais pu être au pouvoir aujourd’hui. Créer les conditions d’un soutien populaire et occidental à l’approche des élections est une nécessité. Mais pour cela, il devra, avec son Premier ministre, présenter un bilan acceptable, faute de quoi il aura du mal à s’imposer dans le jeu politique en dépit des moyens de l’État dont il dispose…
Blaise Mbeko/Sputnik