« Dent » de Lumumba : Une « restitution » symbolique, en l’absence de certitude absolue que cette « dent » lui ait bien appartenu

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Comment la dent de Patrice Lumumba, sauvée de la destruction, se transforma en relique

 La dent de Patrice Lumumba devrait être restituée le 22 juin prochain à la famille du défunt et à tout le peuple congolais. L’occasion pour « Le Soir » de revenir sur l’assassinat du Premier ministre et de son dernier vestige physique devenu relique.

Le 17 janvier 1961, à Lubumbashi, qui s’appelait encore Elizabethville, tout se passa très vite. Vers 20h30, quatre voitures ministérielles noires de marque américaine quittèrent la maison Brouwez, qui appartenait à un colon belge. Dans les deux premières avaient pris place le président katangais Moïse Tshombe, ses ministres Kitenge, Munongo et Kibwe, dans la deuxième, le ministre Evariste Kimba et le commissaire Pius Sabwe. Tshombe désigna au commissaire de police belge Verscheure une longue voiture noire qui stationnait devant la maison, et les trois prisonniers qui sortirent de la maison en titubant, menottes aux poings, furent jetés sur la banquette arrière. Le capitaine Gat s’assit à côté du commissaire de police et deux jeeps militaires se préparèrent à suivre le convoi. Dans la deuxième, derrière l’adjudant Sakela et le chauffeur se trouvaient sept policiers militaires. Vêtements déchirés, contusions, visages en sang, les trois prisonniers avaient été battus durant des heures mais ils tenaient encore debout. L’un d’eux s’appelait Patrice Lumumba, ses tortionnaires lui avaient arraché des touffes de cheveux et l’avaient obligé à les avaler.

Le convoi qui traversa la capitale de ce qui était alors le Katanga n’hésita guère sur l’itinéraire : il s’engagea sur une route asphaltée menant à la route reliant Elizabethville à l’aéroport de la Luano, longeant des termitières géantes, puis tournant à gauche, le petit convoi prit la direction de Jadotville, aujourd’hui Likasi. A cette époque, la route était en parfait état et le trajet d’une cinquantaine de kilomètres prit moins d’une heure. Vers 21h30, le convoi s’arrêta sur une route en latérite qui traversait une savane boisée. A 300 mètres de là, le terrain avait été soigneusement dégagé, marqué seulement par une termitière et un gros arbre. Un trou avait été creusé, il n’était pas très grand, deux mètres sur deux, pas très profond, 50 centimètres tout au plus et il n’était qu’à moins de dix mètres de la route. La terre, mélange de limonite et de sable, avait été facile à creuser. Tout était prêt. Les phares des voitures furent braqués vers le grand arbre, les policiers s’étaient équipés de torches électriques. Selon le témoignage de Jacques Brassinne qui travaillait à l’époque à la Mission technique belge au Katanga (1), les ministres katangais Kibwe et Munongo semblaient joyeux, ils plaisantaient, le ministre Kitenge fumait nerveusement, le président Tshombe restait debout, immobile. Le capitaine Gat se chargea de constituer une équipe de quatre volontaires pour l’exécution et choisit quatre hommes, deux policiers civils et deux policiers militaires.

Lorsqu’ils descendirent de la voiture, les trois prisonniers étaient pieds nus, vêtus d’un pantalon et d’un singlet. Le commissaire de police leur recommanda de prier. Verscheure racontera plus tard qu’il marchait derrière Patrice Lumumba et que ce dernier, qui avait compris, lui demanda « on va nous tuer, n’est ce pas ? ». « J’ai dit oui », se souvient Verscheure, en ajoutant : « Il a bien pris la chose. » Jacques Brassine, qui était présent au moment des faits, a reconstitué la scène et explique que l’un après l’autre, les prisonniers furent conduits devant les ministres puis devant l’endroit prévu pour leur mise à mort. L’ancien conseiller de Moïse Tshombe souligne que les quatre hommes chargés d’ouvrir le feu permutèrent à chaque exécution afin de créer un sentiment de responsabilité collective. Douze hommes furent requis pour tirer, mais 17 furent rétribués par la suite.

 

« Un demi-kilo de douilles… »

 

L’un après l’autre, les prisonniers, marchant difficilement, furent placés devant le grand arbre au large fût, haut de deux mètres, face à leurs exécuteurs. Les premiers à tomber sous les rafales furent Maurice M’Polo, 32 ans, ancien ministre de la Jeunesse et des Sports, et Joseph Okito, 50 ans, ancien vice-président du Sénat.

Le commissaire Verscheure a de la mémoire, il se souvient que pour les deux premières victimes, deux ou trois balles suffirent. Par contre, lorsque Patrice Lumumba se retrouva adossé à l’arbre, toutes les mitraillettes crachèrent en même temps. « Après l’opération, on a ramassé plus qu’un demi-kilo de douilles… » Il était 21h43 lorsque le Premier ministre du Congo indépendant s’écroula. Très rapidement, les corps furent traînés vers le trou et après un quart d’heure, des policiers commencèrent à remblayer la fosse commune.

Les Européens qui avaient suivi toutes les étapes de la mise à mort ne tardèrent pas à rentrer chez eux et assurèrent par la suite qu’ils n’y étaient pour rien dans cette exécution. Brassinne précisera plus tard qu’ils avaient été entraînés dans des événements qu’ils ne maîtrisaient pas, ne recevant les instructions qu’au fur et à mesure de leur déroulement.

Cependant, selon des témoins cités par l’historien Ludo de Witte , Gat tremblait, le commissaire Verscheure semblait nerveux et mal à l’aise et il raconta plus tard que Lumumba, exécuté en dernier lieu, s’était montré courageux. D’autres protagonistes belges, qui au retour prirent un dernier verre au mess semblaient bouleversés. Par contre, souligne Brassine, les ministres katangais, mis au courant de l’exécution, burent beaucoup et les échos de cette nuit d’ivresse ne tardèrent pas à se répandre dans la ville.

Ludo de Witte, le premier à avoir reconstitué la scène de la mise à mort de Patrice Lumumba et de ses compagnons, relève que si les ministres katangais, après s’être lavés les mains s’enivrèrent au whisky qui coulait à flots, les Belges se consultèrent en toute discrétion.

Car dès son arrivée le matin précédent, la présence de Lumumba dans la capitale du Katanga faisait l’objet de toutes les conversations.

 

« Simple transfert des prisonniers »

 

De nombreux témoins racontèrent qu’à sa descente d’avion, un DC4 piloté par un équipage belge, le Premier ministre et ses compagnons semblaient déjà très mal en point, des soldats congolais les ayant battus durant tout le trajet à tel point que, dérangé par le vacarme, le pilote, Belge comme tous les membres de l’équipage, avait fermé la porte de séparation de sa cabine.

Au lendemain de la mort du Premier ministre, alors que la ville bruit de rumeurs, la mascarade se met en place dans une discrétion totale ; on songe d’abord à parler d’un simple transfert des prisonniers, qui auraient été emmenés vers des lieux plus sûrs.

Le mensonge ne dura pas l’espace d’un matin : très tôt, on apprit qu’un missionnaire avait rapporté que des noirs avaient remarqué la présence de Casques bleus de l’ONU dans la région de Tshilatembo, cette carrière où les prisonniers furent tués, et que dans la nuit ils entendirent des coups de fusil. Au petit matin, des Congolais trouvèrent un puits fraîchement creusé d’où sortait un bras. Alors que des policiers furent dépêchés sur place pour clôturer hermétiquement les lieux, une réunion d’urgence se tint au ministère katangais de l’Intérieur. Gérard Soete, un inspecteur de police présent au Congo depuis 1946, mesura la gravité de la situation et parla de crimes de guerre. Constatant que le ministre de l’Intérieur katangais Godefroid Munongo ainsi que le commissaire Verscheure perdirent le sang-froid nécessaire, il décida de prendre les choses en main avec l’aide de son frère Michel, un mécanicien du département des travaux publics.

Dans les heures qui suivirent, alors que la ville était traversée de rumeurs, le Bureau conseil de Tshombe se réunit en urgence et les conseillers belges adoptèrent une position unanime : observer la plus grande discrétion, « pas de sang sur les mains ». Brassine, des décennies plus tard, nous assurera qu’il avait été opposé dès le départ au transfert de Lumumba au Katanga et à son exécution car il savait que l’inévitable scandale qui suivrait signifierait la fin de la sécession katangaise.

Alors que l’on discute encore des termes du mensonge – « faut-il parler d’un transfert des prisonniers, répéter qu’ils sont sous bonne garde, faire patienter la Croix-Rouge qui exige une visite ? » –, les commissaires de police Soete, Verscheure et Sapwe, accompagnés des neuf policiers qui prirent part à l’assassinat, n’avaient pas de temps à perdre. Dès le lendemain du crime, ils attendirent la tombée de la nuit pour se diriger vers la clairière et la fosse où les corps furent enfouis dans la terre sablonneuse. Rapidement, ils les y bougèrent, les enroulèrent dans un linge, les posèrent sur la plateforme d’un camion qui se dirigea vers la frontière rhodésienne et à Kasenga, sur les terres du Mwami Munongo, qui haïssait Lumumba ; une nouvelle fosse est rapidement creusée derrière une termitière. Les commissaires belges n’oublièrent pas de ramener des souvenirs : des balles qui s’échappèrent des corps de leurs victimes pendant le transfert. Plus tard Verscheure se vantera même d’avoir extrait une balle du crâne de Lumumba. L’épopée n’était cependant pas terminée car à Elizabethville, mais aussi à Bruxelles, on redoutait toujours que cette nouvelle fosse soit elle aussi découverte.

 

Un silence de 40 ans

 

C’est pourquoi, raconte De Witte, le 21 janvier un camion des Travaux publics repartit pour Kasenga avec à son bord des panneaux de signalisation, un fût à essence vide, une scie à métaux et deux dames-jeannes d’acide sulfurique. Brassine assurera que le solvant provenait du département des Travaux publics, Verscheure se rappelle qu’il fut fourni par l’Union minière. Ce n’est que le lendemain soir que la fosse fut retrouvée et que le travail put commencer : les corps furent déterrés, débités à l’aide d’un couteau puis jetés morceau par morceau dans le fût rempli d’acide sulfurique.

Silencieux durant quarante ans, Gérard Soete ne livrera son témoignage qu’en 2000 : « En pleine nuit africaine, nous avons commencé par nous saouler pour avoir du courage. On a écartelé les corps. Le plus dur fut de les découper, avant de verser l’acide. » Selon Brassine, les Belges étaient ivres à la fin de l’opération, un assistant noir avait reçu de l’acide sulfurique sur un pied et était gravement brûlé. Verscheure aurait raconté que lorsque l’acide vint à manquer, les crânes furent broyés, les morceaux d’ossements qui n’avaient pas été dissous furent éparpillés depuis le camion sur le chemin du retour de même que les cendres. Il s’agissait d’exécuter des ordres clairs : rien ne devait subsister des trois dirigeants nationalistes. « C’était un travail diabolique » racontera Soete, qui enfreindra cependant les ordres, ramenant « quelques trophées de chasse » prélevés sur le corps de Lumumba : deux dents et deux doigts dont l’index, enveloppés dans un linge.

Octogénaire, Soete assurera plus tard qu’il avait été pris au piège, qu’il s’était débarrassé d’une des dents et l’avait jetée dans la mer du Nord. En 2016 cependant, il montrera encore l’autre dent à un journaliste flamand qui l’interviewait, ce qui poussa des proches de la famille de Patrice Lumumba à déposer plainte pour « recel ».

Selon l’un des fils de Patrice Lumumba, une deuxième dent et un doigt se trouveraient encore en Belgique bien qu’en 2020 déjà, le tribunal ait décidé que l’Etat belge devait restituer à la RDC tous les restes de Lumumba.

La première dent fut plus tard saisie chez la fille de Gérard Soete et ajoutée au dossier joint à l’enquête principale pour « crimes de guerre » ouverte en 2011 à Bruxelles.

Restitution

Cette dent, toujours conservée au parquet de Bruxelles et dernier vestige physique du Premier ministre assassiné, devrait être restituée le 22 juin prochain à la famille du défunt et à tout le peuple congolais. La cérémonie se tiendra à Bruxelles avant d’entreprendre un long voyage vers l’Afrique puis à travers le Congo, dans tous les lieux qui furent marqués par la présence physique de Patrice Lumumba : Onalua, son village natal au Kasaï, Kisangani (Elizabethville) où il fit ses premiers pas en politique, Kinshasa où un monument en son honneur a été érigé au pied de l’échangeur de Limete et enfin au Katanga, lieu de son supplice et de sa mise à mort.

A Bruxelles, la restitution de la dent se fera d‘abord en petit comité, puis devrait être suivie d’une cérémonie officielle au palais d’Egmont à l’initiative du gouvernement belge et en présence d’autorités belges et congolaises.

Dans le climat de ferveur populaire qui marquera le retour de la « relique » du héros de l’indépendance vers le pays de ses ancêtres, qui se souviendra de la remarque faite en son temps par le parquet de Bruxelles : « Il s’agira d’une restitution symbolique, en l’absence de certitude absolue que cette dent ait bien appartenu à Lumumba. Il n’y a pas eu d’analyse ADN sur la dent, cela l’aurait détruite… »

Collette Braeckman /Le Soir

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