Comment le fonds texan Bridgeway est devenu le corsaire humanitaire du Département d’Etat en RDC
Chrétien convaincu, le financier texan John Montgomery affecte une partie des bénéfices de son fonds Bridgeway à financer la traque et la reddition des combattants des Forces démocratiques alliées (ADF), un groupe armé actif à la frontière entre la RDC et l’Ouganda, rallié à l’Etat islamique. Une campagne pilotée par un petit groupe d’activistes qui use d’un éventail de tactiques associant communication agressive, renseignement privé, voire formation paramilitaire, et coordonne étroitement son action avec la diplomatie américaine.
Début 2021, une petite délégation de dirigeants de la Bridgeway Foundation, bras philanthropique du fonds de gestion d’actifs texan Bridgeway Capital Management créé par le financier et chrétien revendiqué John Montgomery, s’est rendue à Goma, dans l’est de la RDC, où elle a longuement rencontré Scott Fagan, le diplomate en charge de la région au sein de l’ambassade américaine à Kinshasa. Cette rencontre n’était pas seulement une visite de courtoisie comme s’en font, tous les jours, les représentants d’ONG et les diplomates en Afrique. Un mois avant, la Bridgeway Foundation s’est vu attribuer une bourse du Département d’Etat américain.
Des fonds du Département d’Etat pour Bridgeway
Cette bourse a été accordée à l’organisation par le Bureau of Conflict and Stabilization Operations (BCSO) de la diplomatie américaine, ce afin qu’elle mène des actions susceptibles d’entraîner la défection des militants d’un groupe armé d’inspiration islamique créé dans les années 1990 en Ouganda et un temps soutenu par le Soudan, les Forces démocratiques alliées (ADF), dont le leader est actuellement l’Ougandais Musa Seka Baluku. Ce groupe est considéré comme responsable de nombreuses exactions dans la région de Beni, dans le Nord-Ituri, y compris des attaques contre des casques bleus des Nations unies, qui le combattent pied à pied, tout comme l’armée congolaise. Le 10 mars 2021, le Département d’Etat américain a inscrit sur la liste des organisations terroristes « ISIS-DRC », une des incarnations d’ADF.
Avant d’obtenir la bourse de la diplomatie américaine à l’automne 2020, Bridgeway a milité pendant plus de deux ans pour réduire l’influence des ADF et persuader les gouvernements occidentaux, et tout particulièrement les Etats-Unis, d’intervenir contre le groupe, retranché dans les régions montagneuses du Nord-Kivu et envisagé comme une menace d’envergure régionale. Deux mois avant qu’une incarnation des ADF ne soit désignée comme terroriste, deux responsables de Bridgeway cosignaient, avec plusieurs chercheurs de la George Washington University, un rapport intitulé « L’Etat islamique au Congo ».
Dans leur lutte contre les ADF et son incarnation sanctionnée, ISIS-DRC, les animateurs de la Bridgeway Foundation ont mobilisé un large éventail de techniques perfectionnées lors d’une première campagne à laquelle tous ont participé : la traque, infructueuse, du chef de la Lord’s Resistance Army (LRA) ougandaise, Joseph Kony.
Recherche privée
L’équipe aujourd’hui à la tête de la Bridgeway Foundation s’est forgée lors de cette première campagne de communication et de diplomatie privée contre Joseph Kony qui s’est assortie, sur le terrain, d’opérations paramilitaires pour arrêter le leader de la LRA et éradiquer son organisation. L’avocate Shannon Sedgwick Davis, PDG de la Bridgeway Foundation, a en effet financé, entre 2010 et 2017, la campagne. Elle a également participé à la coordination de l’aspect opérationnel de la traque, en étroite collaboration avec l’état-major de l’armée ougandaise. Le directeur exécutif de Bridgeway, Laren Poole, animait à l’époque une ONG, Invisible Children qui, sur financement de la fondation, a produit la vidéo « Kony 2012 », dont le succès fulgurant sur les réseaux sociaux a fait de la traque du rebelle ougandais une cause célèbre dans le monde entier.
Pour alimenter sa campagne contre Kony et la LRA, la fondation Bridgeway avait, à l’époque, financé les travaux de plusieurs chercheurs d’organisations de défense des droits de l’homme, notamment Ida Sawyer, l’une des spécialistes d’Human Rights Watch (HRW) sur la RDC. De son côté, Invisible Children avait, là encore sur financement de Bridgeway, installé un réseau de postes de radio haute fréquence dans les villages des régions où la LRA était susceptible d’être présente, afin de permettre aux habitants de faire remonter de l’information.
On retrouve cette stratégie d’investissement sur l’information dans la nouvelle campagne de Bridgeway contre les ADF. Outre le rapport sur ce groupe armé coécrit par Laren Poole avec la George Washington University en février 2021, la fondation a mis en place un écosystème de recherche, d’analyse et d’influence dans l’est de la RDC. Pour ce faire, elle a accordé des financements à plusieurs ONG locales, telles que Mavuno, mais aussi au Groupe d’étude sur le Congo (GEC), qui est rattaché à l’Université de New York et dont le conseil consultatif compte parmi ses membres la chercheuse et militante de HRW Ida Sawyer, elle-même récipiendaire de fonds de Bridgeway. Sur financements de la fondation, le GEC a produit en 2018 un premier rapport, « Le groupe rebelle des ADF vu de l’intérieur ». Sollicité par Africa Intelligence, le GEC précise qu’en 2020, les contributions de Bridgeway représentaient 9 % du budget opérationnel de l’organisation.
Bridgeway participe également au financement d’un réseau d’alerte digital lancé par le GEC et HRW, le Kivu Security Tracker (KST), qui collecte et centralise les informations sur toutes les exactions commises à la fois par les groupes armés mais également par l’armée congolaise dans les provinces orientales du pays (Nord et Sud Kivu, et plus récemment Ituri). Les incidents recensés par le KST dans la région de Beni, où opère une nébuleuse de groupes armés, sont souvent attribués aux ADF, bien que ce groupe ne revendique que très rarement ses actions. Depuis sa fondation en 2017, le KST ne compte que deux financiers : Bridgeway et le Wellspring Philanthropic Fund, même si le réseau devrait bientôt bénéficier des fonds d’un troisième donateur, le gouvernement suédois.
Parallèlement aux bourses accordées aux ONG et institut de recherches, Bridgeway finance, directement ou indirectement, des chercheurs et des journalistes – locaux et étrangers – qui mènent des recherches pour la fondation, lui fournissent du renseignement et rédigent pour elle des notes d’analyse, dont certaines restent confidentielles, et qui viennent nourrir et étayer les recommandations de la fondation à destination des autorités politiques et sécuritaires de la région. Interrogé par Africa Intelligence, Bridgeway précise que les informations de ce réseau diffèrent parfois de celles obtenues par le Kivu Security Tracker, dont Bridgeway est l’un des deux financiers.
Communication aggressive
Si la fondation, qui ne publie pas de rapport d’activité, reste discrète sur certains des bénéficiaires de ses bourses, elle l’est en revanche beaucoup moins quand il s’agit de faire avancer sa cause. Forts du succès mondial de la vidéo « Kony 2012 » et du livre « To Stop a Warlord », qui raconte leur traque infructueuse, les animateurs de la Bridgeway Foundation n’hésitent pas à mobiliser des professionnels pour diffuser leurs productions le plus largement possible.
Afin de médiatiser les rapports du Groupe d’étude sur le Congo (GEC) de l’Université de New York, Bridgeway n’a pas hésité à mobiliser la très glamour agence de relations publiques new-yorkaise Sunshine Sachs. Une communication d’autant plus nécessaire que les ADF sont un groupe aussi mal connu que nébuleux, qui suscite des analyses très contradictoires. Opérant dans une zone particulièrement difficile d’accès, aux confins du nord-est de la RDC, entre le Nord-Kivu et l’Ituri, ce groupe combattant dont très peu de services occidentaux ont une expérience directe est, pour certains, l’incarnation du djihadisme dans l’Afrique des Grands Lacs. Plusieurs analystes occidentaux n’hésitent d’ailleurs pas à en faire l’un des ferments de l’insurrection au Cabo Delgado au Mozambique, pourtant distant de plusieurs milliers de kilomètres du Nord-Kivu.
Mais d’autres sont beaucoup plus circonspects : le mois dernier, le rapport final du Groupe d’experts des Nations unies sur la RDC indiquait n’avoir trouvé aucun élément tangible permettant de démontrer un lien opérationnel entre l’Etat islamique et les ADF. Il y a un an, le Groupe d’experts était déjà arrivé aux mêmes conclusions, et soulignait n’avoir aucune preuve d’une chaîne de commandement commune aux deux groupes, voire d’un soutien de l’un à l’autre.
Opérations civilo-militaires
A rebours des pratiques de l’aide humanitaire et de l’aide au développement, la Bridgeway Foundation n’hésite pas à sauter le pas vers l’opérationnel et à financer des entraînements paramilitaires ainsi que du transport et de la logistique au service des armées engagées dans les causes qu’elle défend. Une tactique, là encore, éprouvée dans la lutte contre la LRA et son chef Joseph Kony. Durant la dernière décennie, la fondation Bridgeway a financé trois mois d’entraînement des forces spéciales ougandaises engagées dans la traque de la LRA par le légendaire pionnier des armées privées, le Sud-Africain Eeben Barlow. Le groupe a également acquis et mis au service de l’armée ougandaise un hélicoptère Bell 412 et un avion Cessna Caravan.
Les relations nouées avec des hauts dirigeants de l’armée ougandaise durant la campagne contre Kony, qui s’est achevée en 2017 par un raid infructueux contre un camp de la LRA au Soudan, sont au cœur de la nouvelle campagne de Bridgeway contre les ADF. A Kampala, la PDG de Bridgeway Foundation, Shannon Sedgwick Davis, et son directeur des opérations Laren Poole entretiennent des liens étroits avec le fils du président ougandais Yoweri Museveni, le lieutenant général Muhoozi Kainerugaba, qui vient d’être nommé commandant de l’armée de terre, ainsi qu’avec le demi-frère du président, le général à la retraite Salim Saleh. Des liens qui ont permis aux chercheurs financés par la fondation de disposer d’un accès privilégié à d’anciens militants des ADF en résidence surveillée en Ouganda, dont les témoignages ont nourri les rapports coproduits par Bridgeway et la George Washington University (le rapport prend cependant soin de préciser que les entretiens avec ces déserteurs n’ont pas été effectués sous la « contrainte »).
Levier diplomatique
Lorsque la LRA et son chef Joseph Kony étaient le principal objectif de la Bridgeway Foundation, la diplomatie américaine gardait une certaine distance avec le groupe, dont les tactiques, et tout particulièrement l’intervention dans la sphère politico-militaire, étaient jugées trop controversées à Washington. L’administration de Barack Obama s’est contentée, en 2010, de faire voter au Congrès une loi affectant un budget de coopération militaire et l’envoi de forces spéciales en Ouganda et en Centrafrique pour participer à la traque de Joseph Kony.
En dix ans, le Département d’Etat et la Bridgeway Foundation se sont considérablement rapprochés, à tel point que la fondation a reçu, à l’automne 2020, la bourse de 800 000 dollars du Bureau of Conflict and Stabilization Operations du Département d’Etat pour mettre en place un programme d’aide à la défection des membres des ADF dans la région. Prévu pour durer dix-huit mois, ce dernier porte à la fois sur la mise en place d’un réseau d’échanges d’informations entre l’Ouganda et la RDC, mais également sur la formation des militaires, leaders traditionnels et religieux aux techniques de promotion de la défection. Interrogé sur les techniques et les sous-traitants que la fondation est susceptible de mobiliser pour encourager les désertions, Bridgeway a précisé à Africa Intelligence que « la nature hautement sensible de cette mission nous empêche de détailler notre travail et celui de nos partenaires : les ADF ont récemment mené des assassinats ciblés dans les zones où nous opérons ».
C’est pour mettre en place ce programme que la Bridgeway Foundation a dépêché à Goma, au début de cette année, son directeur des opérations Laren Poole et sa chargée de projet Tara Candland pour rencontrer le diplomate américain Scott Fagan ainsi que des représentants d’institutions internationales, des chercheurs et des activistes locaux. Avant d’intégrer Bridgeway l’année dernière, Tara Candland a été pendant deux ans la cheffe de l’équipe Afrique au sein du cabinet de conseil Crumpton Group fondé par Henry A. Crumpton, qui fut successivement chef des opérations du Counterterrorism Center de la CIA puis responsable de l’Office of the Coordinator for Counterterrorism du Département d’Etat.
Le rapprochement entre Bridgeway et la diplomatie américaine intervient au moment où Washington développe tous azimuts ses liens avec l’administration de Félix Tshisekedi, que le Trésor américain encourage activement à rompre ses contrats miniers avec la Chine, déclarée adversaire stratégique de l’administration du président Joe Biden. Si ce rapprochement accéléré ne s’est pas encore traduit dans le domaine militaire – la coopération congolo-américaine a été timidement relancée en octobre 2020 -, ce n’est qu’une question de temps : le placement d’ISIS-DRC sur la liste des organisations terroristes va permettre, à terme, à l’administration américaine d’accorder d’importants budgets de coopération militaire aux armées des pays qui luttent contre cette organisation, au premier rang desquels la RDC.
Coopération régionale
Dans le cadre de son contrat avec le Département d’Etat, Bridgeway doit mettre en place, dans les douze mois qui viennent, des outils d’échanges d’informations et des forums de coopération sur la lutte contre les ADF associant des responsables militaires ougandais et congolais. Une tâche complexe pour la fondation qui, à cause de son engagement dans la lutte contre Joseph Kony, dispose d’un entregent à Kampala, mais est en revanche totalement dépourvue de relais à Kinshasa. Pire : les réseaux de Bridgeway au sein de l’état-major ougandais suscitent, en retour, la méfiance des services congolais, qui entretiennent des rapports houleux avec leurs homologues de Kampala, rompus aux opérations clandestines à la frontière entre leurs deux pays. La majorité des négociants actifs dans les régions frontalières disposent en effet de passeports ougandais et font transiter les ressources naturelles qu’ils font extraire en RDC vers ce pays.
Dans ce contexte de défiance, l’accès privilégié dont bénéficie Bridgeway auprès de l’état-major ougandais suscite l’incompréhension à Kinshasa : en mai, une équipe d’agents du renseignement congolais spécialement dépêchée à Kampala s’est ainsi vu refuser l’accès à Jamil Mukulu, fondateur et chef militaire des ADF jusqu’à son arrestation en 2015 en Tanzanie, d’où il a été extradé en Ouganda. Le président Tshisekedi a été informé du refus ougandais par son conseiller spécial en matière de sécurité, François Beya Kasongo.
Le même mois, le chef d’état-major de l’armée ougandaise, le général David Muhoozi, s’est officiellement rendu à Beni pour discuter avec l’armée congolaise et les autorités locales de la mise en place d’un centre conjoint de coordination des opérations contre les ADF. Prenant le soin de préciser que l’armée ougandaise n’interviendrait au sol qu’à la demande des Congolais – qui l’excluent pour l’instant -, il a notamment acté qu’un appui aérien, avec le déploiement de drones, sera très prochainement opérationnel.
Etat de siège au Nord-Kivu et en Ituri
Ancien commandant des forces terrestres ougandaises, David Muhoozi connaît bien l’est de la RDC, où il a officié du temps de l’occupation de la province de l’Ituri par l’Ouganda (1998-2003). Ces derniers mois, son adjoint, le lieutenant général Wilson Mbadi, a régulièrement fait les va-et-vient entre Kampala et Kinshasa, où il a été reçu par le président Tshisekedi en février. Dans le même temps, l’ambassadeur de l’Ouganda en RDC, James Mbahimba, a convié des parlementaires des provinces orientales à des réunions « pour préparer les esprits », selon un participant. Début mai, le chef de l’Etat congolais a décrété l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri. Le lieutenant général Constant Ndima Kongba, un ancien responsable du Mouvement de libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba, soutenu par l’Ouganda durant la deuxième guerre du Congo (1998-2003), a été nommé gouverneur militaire du Nord-Kivu.
C’est donc dans un contexte régional particulièrement tendu que la Bridgeway Foundation va tenter, durant l’année qui vient, de mettre en place son programme pilote d’encouragement aux défections des militants des ADF appuyé par la diplomatie américaine. Une sorte de partenariat public-privé anti-terroriste dont Bridgeway est à la fois le chef d’orchestre, le compositeur et le propagandiste.
Africa Intelligence