RD Congo: Carlos Schuler a vu le Sud-Kivu passer de paradis à l’enfer en 30 ans 

L’ancien directeur du parc national de Kahuzi-Biega a vu arriver des millions de réfugiés rwandais fuyant leur pays à la suite du génocide de 1994. Dans un livre, il explique en quoi ce parc constitue un patrimoine pour le Congo et pour l’humanité.

Le Sud-Kivu, en plus d’avoir des terres fertiles et un climat sans égal, possède des ressources minières qui s’avèrent essentielles pour les pays du nord dont le désormais célèbre coltan.

En 1983, Carlos Schuler, Suisse allemand, membre d’une famille de dix enfants, musicien, bon skieur, familier des refuges de montagne, a, plus que jamais, envie de voyager. L’Amérique latine, la Russie, il connaît et, sur la base d’une rencontre avec Fritz Bruppacher, un compatriote suisse qui vivait depuis trente ans dans ce qui était alors le Zaïre, il convainc son ami Stefan de l’accompagner dans un voyage jusqu’au Kivu.

Un vieux van VW rouge et blanc est retapé et les deux amis, dans des conditions invraisemblables, traversent le Soudan, puis l’Ouganda et, enfin, atteignent leur but : Bukavu. L’ami Stefan décide de rejoindre la Suisse, Carlos veut encore voir du pays et se rend au Cap de Bonne Espérance en Afrique du Sud. Il revient en Suisse, passe son brevet de moniteur de ski, mais a d’autres idées en tête : il veut regagner Bukavu, où il a rencontré Adrien Deschryver, planteur, amoureux de la nature, époux d’une Congolaise, cofondateur du parc Kahuzi-Biega, l’un des derniers refuges des gorilles au dos argenté et surtout père de Christine, une ravissante jeune fille qui vient de terminer ses études en Belgique.

Un Sud-Kivu trop riche

Celle-ci a hérité de la détermination et des soucis écologiques de son père. Mariage, travail avec le beau-père respecté, soirées de guitare et de convivialité, naissance des enfants : l’histoire ressemblerait à un conte de fées s’il n’y avait une passion familiale pour le parc Kahuzi-Biega et, surtout, s’il n’y avait les convoitises que suscite ce Sud-Kivu paradisiaque et hostile à la dictature de Kinshasa.

Trop riche aussi, ce Sud-Kivu, qui, en plus de terres fertiles et d’un climat sans égal, possède des ressources minières qui s’avéreront essentielles pour les pays du nord dont le désormais célèbre coltan (colombo-tantalite, combustible des guerres du début de ce siècle).

Intégré au sein de la famille Deschryver dévastée par la mort du pater familias Adrien victime d’un empoisonnement, Carlos assume. Il travaille pour la coopération allemande GTZ qui tente de préserver le parc, nourrit et protège sa famille ; et. ; se retrouve aux premières loges pour observer les développements politiques. Témoin de premier plan, il ne rate rien : ni la Conférence nationale souveraine au début des années 1990 et l’agonie du régime Mobutu, ni la tragédie qui se déroule au Rwanda, de l’autre côté de la Ruzizi qui marque la frontière entre les deux pays.

Dupe de rien

Des témoins tels que lui, il en existe peu : il n’ignore rien de la guerre au Rwanda, voit arriver quelques rares survivants du génocide et, fin août 1994, voit déferler des cohortes de Rwandais, les Hutus, hier génocidaires aujourd’hui réfugiés, bénéficiaires de toute la sollicitude internationale car absous de leurs crimes et présentés comme victimes.

L’homme de terrain, qui n’est ni politique ni humanitaire, n’est dupe de rien. Il se contente de constater que l’opération française Turquoise génère un afflux de réfugiés « qui se révèle ahurissant » et que, dans la cohue, se trouvent aussi les génocidaires, « d’effroyables meurtriers qui, en se réfugiant dans un pays étranger échappent ainsi à la justice ».

Stupéfait, le Suisse, que nul n’écoute, constate que les arbres sont abattus, que l’on s’approprie les terres, et que si les médias célèbrent l’« héroïsme » des organisations humanitaires, ils ne remarquent pas que ces dernières, oubliant la pauvreté grandissante de la population et les risques pour l’environnement, ne se soucient que des camps de réfugiés au sein desquels se multiplient les caches d’armes.

A Bukavu où le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ne semble pas faire la différence entre coupables et innocents, les kalachnikovs se vendent 30 dollars pièce et de grandes quantités de matériel de guerre sont livrées aux milices étrangères.

Les prémices des deux guerres du Congo

Ce témoignage-là vaut son pesant d’or, car, d’une fulgurante lucidité, il rappelle les prémices des deux guerres du Congo, si souvent occultés aujourd’hui par ceux qui ont pris le train en marche, publié des rapports mettant en cause la seule armée congolaise obligée d’appliquer des accords de paix qui l’obligeaient à intégrer dans son sein – sans examen préalable ni jugement – des combattants étrangers et des résistants nationaux, les Maï-Maï.

Au milieu de ce maelstrom, Schuler – qui refuse de rentrer en Suisse – entend surtout protéger sa propre famille, préserver ses gorilles, entretenir son parc où pullulent les groupes armés, mais constate combien il est seul. Lorsqu’il s’agit de protéger les Congolais contre les massacreurs et les violeurs, les humanitaires internationaux regardent ailleurs. Et même les organisations internationales de défense de la nature mettront des années avant de constater que l’un des plus importants patrimoines de l’humanité est menacé de disparition.

L’auteur, toujours sans complaisance aucune, décrit aussi les « magouilles » des Congolais eux-mêmes et la manière dont il est finalement évincé du parc de Kahuzi Biega.

L’ouvrage se termine sur une note sombre : en l’espace de trente ans, l’auteur, arrivé dans une nature encore paradisiaque, constate chaque jour la dégradation de l’environnement, l’érosion des collines où tous les arbres ont été coupés, les dégâts provoqués par la guerre, l’afflux de population, la gouvernance calamiteuse.

Colette Braeckman pour Le Soir

Related posts