RDC: Le cobalt de la discorde, ou comment les barons du grand sud minier se déchirent autour d’une saisie de 40 tonnes

Entre accusations de complot, rapport d’expertise fantaisiste et querelles entre services, les dirigeants du Lualaba n’en finissent plus de se déchirer après la saisie l’an dernier d’une cargaison de 40 tonnes de cobalt. Enjeu du conflit : la succession à la tête de la riche province minière de Fifi Masuka Saini, après la mise à l’écart du gouverneur Richard Muyej.

 

Invitée à prendre part début mars à la visite aux Etats-Unis de la ministre congolaise des mines Antoinette N’Samba Kalambayi, qui se rendait à Washington pour signer un Memorandum of Understanding (MoU) avec les autorités américaines, la vice-gouverneure et gouverneure par intérim du Lualaba, Fifi Masuka Saini, a eu la surprise de voir sa demande de visa inexplicablement retardée, rendant finalement impossible sa participation au voyage de la ministre.

 

Qu’elle soit motivée ou simplement accidentelle, cette péripétie administrative intervient dans la foulée d’une série d’affaires ayant ébranlé le gouvernorat de la riche province minière du Lualaba, dans le sud-est de la RDC. La plus intrigante débute le 5 octobre 2021, avec l’annonce de la saisie de dix-sept camions par les agents de la division anti-fraude du gouvernement local. Les autorités ont justifié l’opération en expliquant que les poids lourds en question transportaient 40 tonnes de cobalt réparties en 800 sacs de 50 kg, et s’apprêtaient à exporter illégalement leur cargaison à destination de l’Afrique du Sud.

 

La saisie intervient alors que le ministre des finances du gouvernement central, Nicolas Kazadi, et le très médiatique Jules Alingete Key, qui chapeaute l’Inspection générale des finances (IGF, une instance relevant de l’autorité directe du président Félix Tshisekedi), étaient de passage dans l’ex-Grand Katanga pour mener une mission de sensibilisation des acteurs économiques au respect des règles fiscales. Dans un tweet, le grand argentier congolais, qui a salué la saisie, a déclaré alors avoir « sévèrement mis en garde » les miniers contre ces pratiques.

 

Un taux de radioactivité « très inquiétant »

 

 

Entreposés sur le parking de l’hôtel de ville de Kolwezi, les camions saisis sont laissés à la disposition de la justice. Leur cargaison est étudiée dans un premier rapport rédigé le 2 octobre par Jean-Serge Miji Kamwengo, l’un des conseillers du ministre provincial des mines Jean-Marie Tshizainga Sanama. Cette date du 2 octobre laisse d’ailleurs penser que la saisie est antérieure de plusieurs jours à son annonce, et que celle-ci a été retardée pour coïncider avec la visite dans la région du ministre des finances et du patron de l’IGF.

 

Dans ce document, l’auteur note que « les analyses approfondies […] certifient des valeurs très inquiétantes en taux de radioactivité (uranium) ». En d’autres termes, la cargaison pourrait présenter un danger pour la santé publique. Si les conclusions se font aussi alarmantes, elles apparaissent pourtant à rebours de celles de l’antenne provinciale du Commissariat général à l’énergie atomique (CGEA). Adressées au procureur général de Kolwezi, qui mène l’enquête sur cette cargaison, ces dernières mettent en exergue au contraire un taux de radioactivité des minerais jugé acceptable pour des transactions locales – il est toutefois légèrement supérieur à la législation pour l’export des minerais.

 

L’APLC au secours de l’enquête

 

Si les autorités ont fait diligence pour mener ces analyses, la justice semble avoir davantage tardé pour tenter de déterminer le propriétaire et le destinataire de la cargaison. Afin de sortir de cette impasse, le président Félix Tshisekedi a alors mandaté, via son directeur de cabinet Guylain Nyembo, l’Agence de prévention et de lutte contre la corruption (APLC), un service spécialisé créé il y a un peu plus de deux ans et dirigé par Thierry Mbulamoko, pour poursuivre l’enquête. Celle-ci a dépêché, entre décembre 2021 et janvier 2022, plusieurs de ses limiers au Lualaba.

 

Les auditions menées par l’APLC vont d’abord révéler que la cargaison appartient en réalité à la Coopérative minière Agapao Scoops (Comia). D’après les responsables de cette structure, les minerais avaient été achetés au préalable par un certain « Monsieur Soleil ». Derrière ce surnom se cache l’homme d’affaires chinois Jiang Yun Peng. Associé au sein de la société Xin Hao Mining, ce dernier est bien connu au Lualaba, où il gère plusieurs dépôts miniers. Depuis sa mise en cause dans ce dossier, les agents de l’APLC cherchent en vain à l’interroger, l’intéressé étant introuvable – certaines sources avancent qu’il se serait réfugié à Kinshasa.

 

Règlement de comptes au sommet

 

Toujours selon la Comia, les minerais étaient en partance pour traitement sur un site à Lubumbashi de la Somika (Société minière du Katanga), une entreprise appartenant à l’homme d’affaires indien Chetan Chug et contrôlée par le conglomérat Vinmart Group. C’est ce qui apparaît d’ailleurs sur une série de documents attestant du paiement de certaines taxes liées à la cargaison. Or les agents de l’APLC ne sont pas parvenus à établir de lien formel entre la Comia et la Somika, cette dernière ayant nié toute relation d’affaires avec la coopérative minière. En outre, les chauffeurs des poids lourds interrogés par les enquêteurs ont confirmé que leur destination finale était l’Afrique du Sud.

 

Au cours de leur investigation, les agents de l’APLC ont toutefois acquis la certitude que la Comia avait été dirigée par le passé par Erick Tshisola, directeur de cabinet et proche du ministre provincial des mines Jean-Marie Tshizainga Sanama. Interrogé par Africa Intelligence, l’intéressé confirme avoir été à la tête de la coopérative, avant d’ajouter que « c’était bien avant que je sois directeur de cabinet ».

 

C’est ce lien qui va donner corps peu à peu à la thèse d’un règlement de comptes politique au sommet de l’exécutif de la province du Lualaba. Pour en comprendre les tenants et les aboutissants, il faut d’abord en revenir aux circonstances de l’arrivée de Fifi Masuka Saini à la tête du gouvernorat. Alors gouverneure adjointe, cette dernière a pris début 2021 les rênes de la province à la suite d’une grave crise politique l’opposant au gouverneur Richard Muyej. Tombé en disgrâce, ce proche de l’ex-président Joseph Kabila a été mis en cause dans un rapport de l’IGF, qui le soupçonne d’avoir détourné plus de 369 millions de dollars. Il a depuis été mis en accusation par l’assemblée provinciale.

 

Un « complot » présumé ourdi par le cabinet de Fifi

 

S’il est loin de récupérer son fauteuil, Richard Muyej conserve encore de solides soutiens au sein du gouvernement provincial. C’est le cas notamment du ministre des mines Jean-Marie Tshizainga Sanama. Dans l’entourage de ce dernier, on soupçonne le cabinet de Fifi Masuka Saini de vouloir l’affaiblir en exploitant le lien – pourtant ténu – entre le ministre et la coopérative Comia. C’est ce qui transparaît dans l’audition par le ministre de son conseiller Jean-Serge Miji Kamwengo. Ce dernier a été convoqué à la suite de son rapport où il s’alarme du taux de radioactivité de la cargaison saisie. Or, comme l’a confirmé un expert indépendant interrogé par Africa Intelligence, ce document fait apparaître de fausses considérations sur cette dangerosité – elles seront d’ailleurs démenties par l’étude du CGEA, la seule instance habilitée à mener de telles analyses.

 

Africa Intelligence a eu accès au procès-verbal de l’audition du conseiller. Durant celle-ci, son ministre de tutelle l’accuse d’avoir outrepassé ses fonctions en rédigeant ce rapport sans son aval. Il s’interroge surtout sur l’existence « d’un complot » mené à son encontre avec l’appui de son conseiller par John Ntoka Kasongo, le directeur de cabinet de la gouverneure Fifi Masuka Saini. Selon les déclarations de Jean-Serge Miji Kamwengo, c’est ce dernier qui l’a sollicité en amont pour réaliser cette expertise. Face aux questions de son supérieur, le conseiller ajoute que « [le directeur de cabinet] m’a rassuré que c’était sur ordre de la maman gouverneure et qu’il se chargerait de vous informer ».

 

« Intimidations et arrestations arbitraires »

 

Surfant sur la saisie des dix-sept camions, Fifi Masuka Saini tente depuis de se positionner en héraut de la lutte contre la fraude minière. La gouverneure par intérim est pourtant pointée du doigt par le Service d’assistance et d’encadrement de l’exploitation minière artisanale et à petite échelle (Saemape, qui relève du ministère national des mines), qui l’accuse d’entraver son action pour le contrôle du transport illicite des produits miniers. Dans un courrier adressé le 17 mars dernier, son directeur provincial, Georges Nyembo Kitungwa, déplore ainsi « la récurrence des intimidations et des arrestations arbitraires » à l’encontre de ses agents.

 

Il cite plus précisément un épisode survenu les 16 et 17 mars. Selon son récit, une importante délégation, composée du directeur de cabinet de la gouverneure John Ntoka, du conseiller du ministre provincial des mines, Jean-Serge Miji Kamwengo, et d’éléments des forces de sécurité – dont des agents de l’Agence nationale de renseignements (ANR) -, a fait irruption durant ces deux jours à plusieurs postes de contrôle de la province pour en chasser les agents du Saemape. Affirmant agir « sur une décision prise urgemment par la hiérarchie », ils ont également procédé à l’arrestation de cinq inspecteurs affectés aux postes de Mutaka et de Samukinda.

 

La Comibakat dans le viseur

 

Au sein du gouvernorat, on s’interroge sur les raisons de ces entraves. Selon nos sources, elles pourraient s’expliquer par la volonté d’intimider un service ayant enquêté sur les activités de la Coopérative minière pour le bien-être des exploitants artisanaux du Katanga (Comibakat). Comme en attestent ses statuts datant de 2012, qui ont été dévoilés dans la presse congolaise, cette dernière appartient à Fifi Masuka Saini.

 

Ladite coopérative a été pointée du doigt dans une correspondance du Saemape datée du 24 mai 2021. Dans ce document adressé au chef de la division provinciale des mines du Lualaba, le directeur provincial du Saemape, Georges Nyembo, affirme que ses services ont enregistré, entre le 28 avril et le 22 mai 2021, « plus de 2 000 camions transportant des minerais provenant de plusieurs sites miniers artisanaux sur lesquels évolue la coopérative Comibakat« . Toujours selon cette correspondance, les camions présentaient pourtant des autorisations de transport de produits miniers marchands d’origine industrielle. Or, si la nature de son activité est industrielle, la Comibakat doit par conséquent payer la redevance minière. C’est pourquoi Georges Nyembo demande dans son courrier la copie des « contrats industriels de la coopérative, ainsi que les preuves de paiement de la redevance minière ».

 

Le million de dollars de « M. Soleil »

 

Ce mélange des genres entre politique et business se retrouve aussi dans une correspondance datée du 17 juin 2021. Faisant suite à un avis technique du Saemape, Fifi Masuka Saini s’adresse aux présidents des coopératives CMT et Comibakat – leurs noms ne sont pas précisés – afin de les avertir de son accord pour l’encadrement des creuseurs artisanaux sur les sites de Kapinga-Kampiri et de Kisanfu. Cette lettre fait suite au paiement auprès de la province du Lualaba, vingt jours plus tôt, d’un million de dollars par « M. Soleil » au titre de la CMT, en règlement d’un dépôt de transit entre Kisanfu et Kapinga. C’est ce qui transparaît d’un « bon d’entrée caisse » signé de la main de John Ntoka et qu’Africa Intelligence a pu consulter.

 

Interrogé sur ce dossier par l’APLC, le directeur de cabinet de la vice-gouverneure n’a pourtant pas été en mesure de présenter un document prouvant que cet argent est entré dans les comptes de la province. Selon nos sources, l’homme d’affaires chinois se serait plaint par la suite que la CMT n’ait jamais pu avoir accès au site, avant de demander le remboursement de l’argent payé à la province. Quelques mois plus tard, la cargaison qu’il avait achetée auprès de la Comia était saisie par les autorités.

 

Afrique Intelligence

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